Texte qui fait bien ressortir le cœur de la pensée d'emmanuel Mounier, son ami.
Étienne Borne
Une philosophie ouverte : le personnalisme
L’Aube (Paris)
Toute mort est une victoire apparente de l’univers sur l’esprit ; et plus encore la mort d’un être d’élite désigné comme Emmanuel Mounier pour être guide et exemple. Le devoir est cependant de se raidir contre une fausse évidence d’absurdité et non-sens. « L’avare silence et la massive nuit », dont parlait le plus désespéré des poètes[1], ne peuvent avoir englouti Emmanuel Mounier sans que rien de lui ne demeure. Une grande pensée reste au moins, dont tous ceux qui tiennent à honneur de s’en dire les disciples ont désormais la charge.
Le personnalisme d’Emmanuel Mounier n’a rien d’un système fabriqué tout exprès pour la concurrence sur le marché aux idées. Il est fait au départ d’une seule intuition, à la fois banale et paradoxale comme les plus grandes vérités humaines, souvent aperçue de saint Augustin à Descartes et à Maine de Biran, mais malaisée à retenir et à développer parce qu’elle éblouit plus qu’elle n’éclaire, et dont on pourrait proposer cette passable approximation : il n’est d’esprit que personnel.
D’un coup se trouvent dissous les mythes antiques et modernes de la nature, de la vie, de la race, de la classe, qui tous supposent cette mystification majeure ; un esprit impersonnel. Et on découvre alors avec étonnement que l’homme ne saurait être considéré comme une partie d’un tout qui l’enveloppe et qui le dépasse, mais qu’il y a en lui assez d’absolu et de sacré pour faire de chaque âme un monde plus vaste que le monde et de chaque destinée singulière une histoire plus ample et plus dramatique que l’histoire universelle.
Certitude exaltante que celle de la personne, mais certitude génératrice d’inquiétude : la pensée de Mounier ne se confond jamais avec un spiritualisme tranquille ou un éclectisme satisfait ; mais elle nous établit dans un climat d’insécurité ; en apercevant en tout homme une grandeur démesurée, car nous n’avons pas de mesure pour notre propre infinité, le personnalisme rend plus énigmatique à la raison et plus scandaleux au cœur ce qu’il entre de servitudes médiocres, de misères inévitables et de conditionnements par le bas dans une existence humaine. Et c’est peut-être soulever plus de problèmes que la seule philosophie n’en saurait résoudre.
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Cependant Emmanuel Mounier n’a jamais désespéré, quant à lui, de la vérité philosophique, et sa pensée est animée par un robuste et salubre optimisme. Le personnalisme se définirait volontiers pour lui comme une philosophie de la liberté et de l’amour. Refusant de confondre la personne, qui est disponibilité et ouverture à autrui, avec les égoïsmes, les crispations et les avarices de l’individu, Emmanuel Mounier ne cherche pas la véritable libération du côté de la révolte, de l’imprécation et de l’évasion, mais bien plutôt dans une expérience de fidélité et d’engagement. Le mystère de l’homme tient en ceci qu’il a à devenir ce qu’il est, c’est-à-dire une personne, laquelle ne se réalise vraiment que grâce à l’échange, au dialogue, à la reconnaissance de la personne dans le prochain, préfiguration de la rencontre avec cette Personne des personnes qui s’appelle plus couramment Dieu.
À une époque où le doute sur l’amour ronge nos littératures et nos métaphysiques, la philosophie d’Emmanuel Mounier et l’une des trop rares pensées contemporaines qui permettraient de donner une réponse valable au mot terrible de Pascal, et dont un pascalien doit bien avouer qu’il serait capable aujourd’hui de confirmer un athée dans son athéisme : « On n’aime donc jamais personne, mais seulement des qualités[2]. »
Le personnalisme d’Emmanuel Mounier est certes une philosophie d’inspiration chrétienne, ce qui ne veut pas dire une apologétique ou un commentaire subjectif d’une expérience religieuse. La personne telle qu’il la décrit rejoint la notion chrétienne d’âme. Mais pourquoi la philosophie ne pourrait-elle pas tenter, au moyen de ses ressources propres, un essai d’exploration de l’homme total qui m’amène à confesser l’existence de l’âme ? Étienne Gilson aime à dire que la révélation peut et doit être génératrice de raison[3]. Maxime que confirme le personnalisme contemporain.
Il resterait à se demander si le sacré n’est pas jaloux toujours de son propre mystère, si par conséquent la personne peut être complètement transparente à l’intelligence, et si enfin, du point de vue de la seule raison, l’affirmation personnaliste ne gardera pas quelque chose du beau risque à courir dont parlait Platon[4]. Mais ce serait « pascaliser » le personnalisme, plus que ne l’aurait admis Emmanuel Mounier, lui dont la pensée était pétrie de piété traditionnaliste se réclamait souvent du thomisme et avait quelque chose d’admirablement médiéval dans son souci parfois excessif d’équilibre et de synthèse.
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Être personnaliste à la manière de Mounier, c’est aussi poser le problème politique en allant de la certitude de la pensée à l’inquiétude de l’action, mais dans un climat d’optimisme. Ici le devoir est de trouver une troisième voie contre les individualismes et contre les totalitarismes. Le personnalisme de Mounier a été sans indulgence pour les romantismes apocalyptiques qui délestent dans toute société un Léviathan monstrueux ennemi de l’homme. Il n’a également jamais rien concédé à un totalitarisme qui hait dans la personne un atome promis au chaos s’il n’est pas plié de gré ou de force aux disciplines collectives. Le personnalisme ne facilite pas les choses plus encore dans l’ordre de l’action que dans l’ordre de la pensée, mais Emmanuel Mounier n’a pas plus désespéré de la politique que de la philosophie. Il ne s’est jamais résolu à croire qu’il y eût une antinomie invincible entre la justice et la liberté, pensée de démission et qui eût signifié la défaite de la synthèse personnaliste.
De cette conviction nous sommes tous ici et nos militants – dont beaucoup doivent le meilleur d’eux-mêmes aux groupes Esprit d’avant-guerre – estimeraient que la politique ne vaut pas une heure de peine si elle n’a pour but de réaliser cette démocratie personnaliste et communautaire dont Emmanuel Mounier a pensé l’architecture avec tellement d’intelligence et de flamme.
Aussi l’une de nos pires douleurs depuis cinq ans a-t-elle été de trouver, en maintes circonstances, le MRP d’un côté et Esprit de l’autre. Le malentendu venait de loin : Emmanuel Mounier n’avait pas approuvé la fondation du MRP qu’il jugeait inspirée par le souvenir paresseux du centre allemand ou du parti populaire italien plutôt que par une vue audacieuse des nécessités de l’avenir[5]. De plus, tout en étant parfaitement conscient de ce qu’il y a de foncièrement antipersonnaliste dans le marxisme stalinien, Emmanuel Mounier voulait espérer contre toute espérance en une réforme intérieure du communisme. Et alors que le parti communiste avait décidé de faire tirer sur lui à boulets rouges, Emmanuel Mounier, dans son dernier article, se refusait à rallier l’anticommunisme, de peur d’atteindre, à travers le mensonge stalinien, l’espérance des pauvres et des déshérités dont il se voulait solidaire.
Mais Emmanuel Mounier nous contraignait toujours à l’admiration, même quand nous n’approuvions pas ses thèses, car son attitude était toujours inspirée par la plus noble et la plus dévorante des passions, l’impatience du meilleur. Si bien que, outre une grande et une complète synthèse doctrinale, nous devons à Emmanuel Mounier l’exemple d’une vie où un homme a tenté l’entreprise (mais qui dira si elle est possible ou impossible ?) de mettre toujours d’accord la pensée, le cœur et l’action. À ceux qui, par malchance, doivent quotidiennement choisir, le souvenir d’Emmanuel Mounier sera cet aiguillon laissé par l’abeille dans la blessure dont Platon fait parler Socrate mourant.
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[1] Stéphane Mallarmé (1842-1898), « Toast funèbre ». [Toutes les notes sont d’Yves Roullière.]
[2] Blaise Pascal, Pensées, Br. 323 : « Qu’est-ce que le moi ? »
[3] Cf. É. Gilson (1884-1978) a développé cette idée dans L’esprit de la philosophie médiévale, Paris, Vrin, 1932.
[4] Platon, Phédon, 114cd.
[5] Allusion probable, notamment, au début de « Politique confessionnelle » (Cité-soir, 3 novembre 1945) : « Le succès du MRP a de nouveau attiré l’attention du corps électoral français sur les mélanges du politique et du religieux. / Non que le MRP soit un parti confessionnel. Il s’en est toujours défendu. Il n’y a nul doute que c’est loyalement qu’il fait effort de ne point l’être. Ses militants ont pris l’habitude d’aborder directement les problèmes dont ils parlent au lieu de céder à la facile habitude de les abriter derrière des textes pontificaux : en toute opinion, en effet, l’abus des citations est le commencement de la paresse. / Mais les circonstances où l’on agit ne vous permettent pas toujours d’être exactement ce que l’on veut. Le MRP a sa souche dans l’ancien PDP, et quand bien même il le renouvellerait par un élan de jeunesse, tout le monde le considère comme l’héritier politique du mouvement démocrate-chrétien avant la guerre. Je me permets de penser que ce n’est pas un grand héritage politique, du moins en France. Mais c’est un grand héritage spirituel. Il ne peut y avoir là-dessus d’équivoque et tous les hommes de progrès social devraient reconnaître cette tradition comme une des leurs. »