Markus Kneer dans cet article nous résume sont intervention auprès des étudiants du Séminaire Mounier qui a eu lieu à l’Institut Catholique de Paris en 2014

Mohamed Aziz LahbabiDans les premières pages de son ouvrage Le personnalisme, Emmanuel Mounier évoque qu’il n’y a pas qu’un personnalisme, mais plusieurs qui sont uni par une certaine attitude envers l’être humain.

Il parle particulièrement du personnalisme agnostique. Mais on peut imaginer qu’il pense aussi aux autres personnalismes des années 30. Peut-être il a aussi pensé aux courants philosophiques qui se sont développés dans un cadre de pensée judaïque. Je doute qu’il ait particulièrement pensé à un personnalisme musulman parce que, autant que je sache, l’islam et les musulmans ne sont pas un sujet très abordé par Mounier.

Il y a eu une réception de la pensée d’Emmanuel Mounier en islam à partir des années 40 du siècle dernier. Cette réception est liée au nom du philosophe marocain Mohamed Aziz Lahbabi. Le but de mon intervention a été d’introduire dans la pensée du dernier. Sur le plan méthodologique j’ai proposé une approche qui est parti de l’expérience fondatrice du personnalisme soi-disant musulman. Après avoir suivi l’élaboration de cette pensée sur le plan conceptuel, il est possible de distinguer plusieurs phases dans le développement de la philosophie de Mohamed Aziz Lahbabi. Elles sont en même temps des étapes de l’approfondissement et de l’élargissement de son concept du personnalisme. Enfin j’ai voulu aborder la question quelle place a le personnalisme de Lahbabi aujourd’hui dans les milieux philosophiques marocaines et musulmanes.

Qu’est-ce que l’expérience qui a fait de Mohamed Aziz Lahbabi un philosophe ? Dans un texte autobiographique il a réfléchi sur cette question : Pour lui, l’engagé dans la lutte contre le colonialisme, l’arrestation et l’exil en France ont été les événements qui marquaient toute sa vie. Cette expérience a causé une crise d’identité chez notre penseur et sa philosophie essayait à répondre à cette crise. Dans sa quête d’exprimer sa situation philosophiquement il a trouvé les personnalismes de Mounier et de Lacroix. Devenir une personne, c’est le thème de sa philosophie, à partir de l’expérience d’être dépersonnalisé.

Son premier livre « De l’être à la personne » porte sur le personnalisme qu’il qualifie comme réaliste. Pour Lahbabi il y a plusieurs champs pour la personnalisation de l’être brut qui est l’être humain au début : le champ de la communication, du sentiment, de la transcendance. La fin du processus personnalisateur n’est pas la personne. La personne est un concept intermédiaire entre le concept de l’être brut et le concept de « l’homme ». Dans la philosophie lahbabiienne le titre « homme » n’est pas conçu comme le nom d’une espèce, du domaine descriptive, biologique. Il désigne la dignité de l’homme, une dignité qu’on doit réaliser dans sa vie. Lahbabi parle de l’homme humain, humain dans un sens humaniste.Dans son deuxième livre « Liberté ou libération ? À partir des libertés bergsoniennes » de 1956, Lahbabi souligne l’importance de la libération, aussi comme processus politique et sociale. La reconnaissance des cultures nationales est le thème principal de son troisième livre, « Du clos à l’ouvert ». On peut dire que la tâche du philosophe consiste, selon Lahbabi, dans la découverte des expériences et contenus personnalisant et universalisant de sa culture.
Avec l’ouvrage qui suit « Du clos à l’ouvert » Lahbabi donne un exemple comment il accomplit cette tâche. Il s’agit de son livre « Le personnalisme musulman ». Pour Lahbabi, le thème de la personne a été déjà présent au début de l’islam, mais on n’a pas encore donné le mot au phénomène. De ce fait suit un premier pas dans l’approche de Lahbabi : L’analyse de la sémantique anthropologique du Coran. Il trouve pour le mot personne la notion arabe « shakhs » qui a eu une évolution comparable à celle de son équivalent dans la langue latine. Un second élément est de la nature pragmatique. Il s’agit de la « shahada », la profession de foi en islam, littéralement le témoignage. Être personne est lié à cet acte de langage de témoignage. Mais pour devenir une personne cet acte doit être libre. La personnalisation a pour condition la liberté de choix, la liberté religieuse. La capacité de prononcer la shahada reste pour lui le critère décisif pour la personnalisation.
Avec son interprétation personnaliste de la religion musulmane Lahbabi propose une approche de médiation entre la tradition religieuse et la modernité. Une approche à redécouvrir !

Dans l’émission de 14 mars 2014 des « Nouveaux chemins de la connaissance » de France Culture sur la philosophie contemporaine au Maroc, la modératrice Adèle Van Reeth a eu un entretien avec deux profs de philo de l’université Mohamed V de Rabat et avec un écrivain. Comme personnages importantes de la philosophie contemporaine au Maroc les trois invités ont mentionnés trois penseurs : Mohamed Abid Al-Jabri, Abdallah Laroui et, bien évidemment, Mohamed Aziz Lahbabi. Mais on doit dire que Lahbabi reste le grand connu-inconnu de la philosophie marocaine et musulmane. Certes, il a eu des positions très importantes dans l’enseignement supérieur du Maroc postcolonial et on a nommé des avenues et des établissements scolaires selon lui. Mais le contenu de sa philosophie est presque oublié. Par mon intervention j’ai voulu inviter les jeunes chercheurs de la Catho à découvrir une pensée sur la personne d’un point de vue arabo-musulmane. Pour terminer avec un autre grand personnaliste : « En rappelant alors les racines de la personne, non seulement je retrouve une part commune à l’Occident et à l’Orient mais encore le meilleur trait d’union entre Islam et Chrétienté. »[1]


[1] René Habachi, « Une philosophie pour notre temps », in Cénacle Libanais, Les conférences du Cénacle, XIVe Année, No 9-12, Juin 1960, p. 107-108.