Couverture1 mini  Cahier 2014  CAHIER MOUNIER revue de l’association des amis d’emmanuel mounier 2014

 

SOMMAIRE


Présentation

Jacques Le Goff et Yves Roullière..............................................................................9
Documents
Les articles d’Emmanuel Mounier
dans Le Voltigeur Français (1938-1939) (prés. Yves Roullière)..................................13

Entretien de Mounier à Chronache sociali (1949)
(prés. et trad. Didier Da Silva)....................................................................................43
Dossier
Introduction
La « troisième quête » africaine de la pensée d’Emmanuel Mounier
Jean-François Petit....................................................................................................53
Emmanuel Mounier et la résistance africaine
Le rêve d’une Afrique nouvelle
Jean-Paul Sagadou.....................................................................................................55
L’expérience africaine d’Emmanuel Mounier
dans sa philosophie de l’éducation
Alfred Ouédraogo........................................................................................................66
Les relations Europe-Afrique et le développement
dans l’oeuvre de Mounier
Robert-Gérard Lawson..............................................................................................77
La pensée de Mounier
et les linéaments d’une « civilisation eurafricaine »
Jean-François Petit....................................................................................................97
L’influence vivante du personnalisme de Mounier
sur la philosophie esthétique et la poésie de Léopold Sédar Senghor
Nadia Yala Kisukidi..................................................................................................106
Chroniques
Des amitiés de Mounier aux Amis d’Emmanuel Mounier
Bernard Comte........................................................................................................129
L’héritage de Mounier et le Concile Vatican II
D’Esprit à Prospettiva Persona
Giorgio Campanini..................................................................................................148
In memoriam Xavier Mabille
Mateo Alaluf...........................................................................................................156
Livres......................................................................................................................159
Nouvelles................................................................................................................165

 

PRÉSENTATION
Jacques Le Goff et Yves Roullière


Depuis longtemps germait le projet de transformer notre Bulletin de l’Association
des amis de Mounier en revue. C’est chose faite avec ce premier
numéro des Cahiers Mounier qui paraîtront selon une fréquence annuelle, la
continuité des relations au sein de l’Association étant par ailleurs assurée par
notre Lettre.
Pourquoi ce changement ? Trois raisons l’expliquent.
D’abord, le souci d’élargir le lectorat en proposant une formule susceptible
d’être mise à disposition dans les librairies. Ce qui impliquait de passer au
volume et au format revue.
Ensuite, le désir d’alimenter plus encore que par le passé le débat au sein
de notre association et au-delà non seulement par des textes mais aussi par des
dossiers thématiques.
Enfin, et surtout, la conviction de l’extrême actualité de la réflexion de
Mounier confirmée par la pseudo « crise » qui ébranle notre société et qui est
en réalité le signe avant-coureur d’un basculement de civilisation vers autre
chose que nous ne savons pas encore clairement nommer mais dont l’urgence
s’impose. Parmi les nombreux diagnostics allant en ce sens, citons le journaliste
du Monde Hervé Kempf dans les dernières pages de son récent Fin de l’Occident,
naissance du monde 1 : « Le désordre économique, la destruction écologique,
les rivalités ostentatoires sont aussi l’expression d’une crise spirituelle qui
paraît générale […]. L’époque vibre d’une tension contenue vers le spirituel,
vers l’admiration pour l’univers qui dépasse l’aventure humaine et lui donne

1. Le Seuil, 2013.

 page10  Jacques Le Goff et Yves Roullière

sens. Nous aurons à transmuer ces milles façons de percevoir le mystère en une
démarche universelle. »
Une manière de dire, comme Mounier, que « le spirituel est aussi infrastructure
» qui, en dernier ressort, aiguille le cours de l’histoire. Une conviction
partagée par le mouvement en plein essor du Pacte civique qui « cherche à articuler
changement personnel, changement des organisations et changement du
politique en s’appuyant sur quatre impératifs : la créativité, la sobriété, la justice
et la fraternité » ou bien encore Esprit civique, « Laboratoire d’idées » qui veut
« inventer un nouveau style de vie et de développement 2 ».
Le changement de format s’inscrira dans une continuité manifestée par la
permanence des rubriques consacrées aux inédits de Mounier (il en reste encore
quelques-uns que nous porterons à votre connaissance), aux travaux consacrés
à son oeuvre, aux ouvrages s’inscrivant dans la constellation personnaliste ainsi
qu’aux témoignages de ceux qu’il a inspirés dans leurs choix.
Que ce premier numéro s’ouvre sur un dossier consacré à Mounier et
l’Afrique, l’Afrique et Mounier n’est pas pour surprendre. L’Afrique est, en effet,
l’une des régions du monde auxquelles il s’est le plus intéressé pour des raisons
que ce dossier fait bien ressortir. Le compte-rendu de son séjour de six semaines
en Afrique occidentale française, au cours de l’année 1947 L’éveil de l’Afrique
noire montre l’extrême intérêt et sympathie suscités par cette découverte. Ce qui
ne l’empêche pas d’« ouvrir le dialogue sur le terrain de la lucidité […] et de
parler des dangers de votre route plutôt que de ses espoirs ». Trois principaux
dangers lui paraissent justifier la plus grande vigilance : la difficulté à tenir la
« tension féconde » entre l’héritage culturel africain, la fidélité aux racines et
l’influence européenne. D’un côté le risque est de reniement de sa tradition,
de l’autre, de répudiation de l’apport extérieur loin d’être entièrement mauvais.
Ni renonciation, ni diabolisation. Le deuxième danger serait de réduire la lutte
contre la domination à un combat contre le racisme comme si l’homme africain
était indemne des travers du pouvoir. Enfin, le risque serait de céder à la
tentation propre au modèle occidental de survalorisation de l’intellect et de
disqualification du travail manuel sous le prétexte de modernité.
Quinze ans plus tard, René Dumont ne dira pas, au fond, autre chose dans
son fameux L’Afrique noire est mal partie 3.

2. [espritcivique.org]
3. Qui a été réédité, en 2012, au Seuil avec des préfaces d’Abdou Diouf et Jean Ziegler et une
postface de Marc Dufumier.

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À l’heure où l’évolution semble contredire ces sombres vues (croissance
de l’ordre de 5 % annuels ces dernières années), on comprend que nombre de
philosophes, économistes, sociologues africains continuent d’éprouver le besoin
de se replonger dans l’oeuvre de Mounier. D’abord, du fait de ses mises en garde
aujourd’hui encore pertinentes. Ensuite, du fait de la justesse de ses vues sur
la dynamique sociétale et les rapports spirituel/économique/politique. Enfin,
à raison de son insistance sur la dimension communautaire de la vie sociale en
forte consonance avec leur culture.
On trouvera également dans ce numéro, comme dans toutes les livraisons
futures, des documents se rapportant à Mounier (inédits, articles oubliés…) et
au Mouvement Esprit, des articles divers, des chroniques, des recensions d’ouvrages
ainsi que des échos de la vie de l’Association.
Bonne lecture !
Et n’hésitez pas à nous faire part de la manière dont vous accueillez cette
nouvelle présentation. Vos réactions seront autant de facteurs d’amélioration.

ARTICLES D’EMMANUEL MOUNIER
DANS LE VOLTIGEUR
(1938-1939)
« Depuis longtemps, nos amis réclamaient du mouvement Esprit une forme
d’action plus engagée à la fois dans l’actualité et dans la vie politique que ne le
pouvaient la revue et les groupes Esprit. On regrettait, surtout en province, que les
chroniques d’Esprit soient trop souvent réduites à un commentaire et à une réflexion
après l’action. Les rédacteurs de la chronique souffraient eux-mêmes de ne pouvoir
disposer d’un instrument plus souple et plus rapide. Enfin, les membres des groupes
Esprit éprouvaient le besoin de manifester personnellement avec plus de vigueur et
de risques leur présence aux luttes politiques et sociales de l’heure actuelle 1. »
C’est pour toutes ces raisons qu’à la suite du second congrès d’Esprit à Jouyen-
Josas (juillet 1938), fut créé le journal bimensuel Le Voltigeur français ici présenté
par son rédacteur en chef Pierre-Aimé Touchard, critique de théâtre dans Esprit
depuis les débuts et secrétaire de l’association des amis d’Esprit depuis 1934. Le
titre du journal n’est pas choisi au hasard. Un « voltigeur », en effet, selon Littré, est
« un soldat de petite taille, formant autrefois une compagnie d’élite à la gauche du
bataillon et destinés à se porter rapidement de côté et d’autre ». Petit, Le Voltigeur
français le sera avec son format plus léger que l’habitude de l’époque et ses huit
pages en moyenne ; plutôt à gauche d’Esprit aussi.
Constitué de journalistes et de quelques rédacteurs d’Esprit (principalement
Jean Lacroix, Jacques Madaule ou Henri-Irénée Marrou alias Davenson), Le Voltigeur
compta quinze numéros d’octobre 1938 à juin 1939. Au moment de la drôle de


1. Esprit, octobre 1938, p. 65-67 (repris dans BAEM, n° 70, octobre 1988, p. 11-17 dans un
numéro-hommage à P.-A. Touchard). Voir aussi Michel Winock, Histoire politique de la revue
Esprit (1930-1950), Le Seuil, 1975, p. 172-203, [rééd. Esprit : des intellectuels dans la Cité, Le
Seuil, 1996].

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guerre (octobre 1939-juin 1940), la plupart des rédacteurs étant mobilisés, Le
Voltigeur sera fusionné à Esprit qui passera alors à 50-100 pages.
Si Mounier fut à l’origine du projet, il s’y impliqua surtout à travers l’écriture de
huit articles qui, en ces années scellant pour tous la fin d’une période, forment un
véritable résumé de ses préoccupations et de ses engagements en matière politique,
religieuse et morale. Ces articles étant devenus quasi introuvables (certains ont été
reproduits dans le n° 22-24 du BAEM, décembre 1964), il nous a semblé opportun
de les offrir à nos lecteurs, en attendant que la revue Esprit, comme elle en a le
projet, ne numérise la revue tout entière.
Yves Roullière
La France est-elle finie ?
(n° 1, 29 septembre 1938)
Le premier numéro du Voltigeur devait paraître le 15 octobre 1938, mais un
événement majeur eut raison de cette prévision : l’ultimatum franco-anglais, enjoignant
le gouvernement tchèque d’accepter le rattachement des Sudètes (région à
majorité allemande) au Reich. Chamberlain et Daladier espéraient ainsi éviter la
guerre avec Hitler… L’article de Mounier et celui, en parallèle, de Jean Lacroix intitulé
: « Tentations de demain », sont ainsi surtitrés : « La France que nous ne voulons
plus ». Dès le 30 du même mois, les accords de Munich sont signés, livrant finalement
toute la Tchécoslovaquie aux mains d’Hitler. Mounier écrira à ce sujet un article
retentissant dans le numéro d’Esprit du 1er octobre : « Lendemains d’une trahison »
– à la base d’une récente publication : La trahison de Munich. Emmanuel Mounier
et la grande débâche des intellectuels (prés. M. Winock, éd. N. Benkovich, CNRS
Éditions, 2008). Dans le dossier de cet ouvrage (p. 47), intéressante est la réaction
de Paul-Louis Landsberg au sein d’une lettre du 3 octobre à Mounier : « Je veux vous
dire immédiatement à quel point la lecture du numéro Esprit et du Voltigeur m’a
apporté un certain réconfort dans ces tristes journées. Une telle manifestation du sens
de la dignité aura son importance morale et historique indépendamment du cours
des événements. […] Je n’avais jamais compris pourquoi vous détestiez tellement
les radicaux-socialistes qui me paraissaient des gens médiocres sans grand danger.
Maintenant je comprends. »
Il est sans doute symbolique que nous lancions ce journal, décidé dans le
calme de la paix, en une minute dramatique où chaque journée qui passe peut
bouleverser l’avenir de notre pays.


Articles d’Emmanuel Mounier dans Le Voltigeur (1938-1939)

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Si nous interrogeons la France, ce n’est pas que nous consentons, au moment
où l’Europe nous refoule dans nos frontières, à refouler l’Europe de notre coeur.
L’Europe de Versailles était lourde de mensonges et d’injustices. La paix d’hier
n’était qu’une vaste colère contenue. La brutalité des nationalismes nés de
Versailles la fait sauter en pièces et la France semble s’effondrer avec elle.
Mais une France libérée de Versailles, si elle se trouve subitement pauvre de
biens, est capable désormais de retrouver une vocation sincèrement européenne
que des intérêts trop lourds ne rendront plus suspecte.
Si nous interrogeons la France, ce n’est pas pour nous donner le ridicule de
l’identifier au Bien, dans une Europe livrée aux puissances du Mal. Depuis cent
ans, la France politique est le séjour de la médiocrité. L’un après l’autre elle a
étouffé tous les sursauts venus des profondeurs du pays. Un personnel déshonoré,
des institutions débordées, des idées fatiguées ne cesseront de désorganiser
ses plus vivantes poussées.
Ce n’est pas le moment de rendre la France fanfaronne mais de la rendre
exigeante. Il existe, éparse dans l’histoire, en attente dans toutes les forces vitales
qui se développent sous cette décadence extérieure, une vocation française,
force de tradition et force de révolution, loin de laquelle nous dépérissons et
que nous devons reconquérir aujourd’hui. Jusque-là nos volontés ne sont encore
que des prétentions.
Jamais les circonstances n’ont été aussi favorables à ce réveil. Mettons à profit
le remue-ménage de l’Europe pour nettoyer la maison sordide que nous avaient
construite les Poincaré et les Tardieu, les Laval et les Malvy, un demi-siècle
d’aveuglement réactionnaire, de combines radicales, d’impuissances socialistes.
N’attendons pas que des intérêts économiques masqués de vertus, que
des routines politiques, des combinaisons parlementaires, des ambitions individuelles
ou peut-être demain la pression de l’étranger compromettent la chance
précaire que nous avons de refaire une France dans la liberté.
Ne laissons pas crier : « France, réveille-toi ! » à ceux qui confondent le
réveil joyeux d’un peuple libre avec une hystérie collective. Nous le pouvons, si
nous nous présentons libres nous-mêmes pour cette tâche ; si, sans rien renier
de notre expérience, de nos camaraderies et de nos solidarités organiques, nous
mettons plus d’énergie à défendre un avenir vivable que nos formules passées.
*
La France n’est pas morte mais la France se meurt. On voudra bien croire
que, dans ce journal, où nous nous efforcerons de ne pas monter inutilement le
ton, nous écrivons avec angoisse ce diagnostic.


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La démission du 20 septembre, cette impatience brutale avec laquelle un
gouvernement dit démocratique – cette faiblesse n’eût-elle duré qu’une nuit – a
poussé un petit pays à l’abîme, violant ses engagements de la veille ; sa démission
devant la force, – même si le lendemain il s’est repris, – ne sont pas la
marque d’une nation saine.
La France meurt d’un triple mal.
La France meurt de doute. Nos hommes politiques se sont habitués pendant
des années à remplacer la conviction par le slogan, l’énergie par l’emphase,
l’action par la combine. Ils se sont avilis, et ils nous ont avilis. Ils ne croient plus
dans leurs idées et les accommodent au gré des courants. Ils ne croient plus en
l’avenir de leur pays et n’ont d’autre ambition pour lui, quand toutefois ils le
servent, qu’une douce agonie.
Les Français doivent retrouver un foi commune et le courage de la professer.
Cette foi, nos traditions les plus diverses convergent pour nous la désigner : en
face des tyrannies de l’État, de la Race ou de la Masse, en face de l’individualisme
bourgeois, c’est la primauté de la personne humaine dans une cité organique.
La France meurt de haine. Les privilégiés ont refusé d’admettre qu’au lieu de
briser aveuglement de dynamisme des classes montantes ou de leur prêcher une
collaboration impossible dans le statut actuel des choses, l’intelligence civique
leur commandait de ne pas exaspérer la lutte jusqu’à la rupture de la cité. La
haine, la cupidité, l’avilissement général que développait dans la bourgeoisie
française un régime articulé sur la puissance de l’argent sont par ailleurs descendus
jusqu’aux masses populaires. Et si l’admirable mouvement ouvrier doit être
intégré avec toutes ses libertés à une nouvelle révolution française, on regrette
d’autant plus vivement que le désordre établi lui communique un ressentiment
de classe qui tend, au-delà des luttes nécessaires, à le séparer de la nation.
Cette situation ne peut durer. Une tension est normale, et même féconde,
entre les parties composantes d’une cité, une rupture est mortelle. Nous ne
voulons pas que la France pose ses problèmes les plus violents en des termes
tels que l’extermination seule puisse les résoudre. Mais attention : ce ne sont
pas des bonnes paroles qui nous éloigneront de cette extrémité ; ce sera, et ce
sera seulement la dislocation de toutes les servitudes sociales, économiques et
politiques qui poussent au démembrement du pays.
La France meurt d’intoxication. Chaque jour, une presse liée lui distribue
le mensonge, les étiquettes s’interchangent, les programmes sont depuis longtemps
vidés de contenu, on se bat avec des mots et ces mots ne portent plus
leur sens. On adhère au hasard, on injurie au hasard. Le premier mouvement
est de méfiance : qui cachent-ils, que préparent-ils ?… Nous voulons travailler


Articles d’Emmanuel Mounier dans Le Voltigeur (1938-1939)

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à balayer avec vous cette atmosphère irrespirable qui anémie toutes les forces
vitales de ce pays.
*
Ce sont toutes ces forces que nous voulons aider à refaire, avec leur libre
concours, afin, par elles, de refaire la France : ainsi traite-t-on un malade épuisé
en donnant un coup de fouet à toutes ses fonctions organiques. Refaire le syndicalisme,
refaire l’État, refaire les libertés fédérales, refaire l’éducation de l’enfant,
refaire la démocratie, et si l’on veut refaire le socialisme : un socialisme français et
personnaliste, nourri du sens du réel et d’amour des hommes, de science sûre et
d’esprit libre plus que des dogmatisme étroit et d’ambitions politiques.
La France a cet hiver une humiliation à racheter : le vingt septembre ; un
danger à éviter : le fascisme intérieur ; une catastrophe à détourner : la guerre, et
la paix armée, son ombre portée ; une tâche à recommencer : sa régénération. Ce
n’est pas l’heure de désespérer de la liberté parce que la liberté est vaincue. Elle
avait donc des armes mal trempées. Forgeons-en de nouvelles. Nous aussi, nous
pensons l’histoire par siècles : commençons aujourd’hui cent ans de travail.
Au Voltigeur catholique
(n° 2, 19 octobre 1938)
Signé « Le Voltigeur incroyant / P.c.c. Emmanuel Mounier », cet article fait
d’abord écho aux propos de Pie XI, tenus le 29 septembre à Rome (retransmis le
lendemain dans le monde entier) sur la gravité de la situation : « Nous offrons de tout
coeur à Dieu cette vie que le Seigneur nous a accordée, et, pour ainsi dire, renouvelée.
Nous offrons pour le salut, pour la paix du mode, le don inestimable d’une
vie déjà longue, soit que le Maître de la vie et de la mort veuille nous l’enlever, soit
qu’il veuille au contraire prolonger plus encore la journée de labeur de l’Ouvrier
affligé et fatigué. » Cette réflexion annonce l’étude de Mounier intitulée Pacifistes
ou bellicistes ? Les chrétiens devant le problème de la paix, précédée d’une introduction
intitulée : « Munich, signe de contradiction » (Cerf, 1939 ; rééd. OEuvres,
t. I, Le Seuil, p. 781-837).
Bien qu’incroyant, j’ai écouté comme toi le message de ton Pontife, le
vendredi soir 30 septembre. Comme toi, j’avais encore dans l’oreille la voix
cravachante de l’autre, tendue d’insolence et de mépris, ses « Bénèchs » qui lui
emplissaient la bouche comme une nausée. Ne crois pas que je sois resté insensible,
ensuite, à cette voix brisée, haletante, tombant et retombant comme sur


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un invisible calvaire, à la force qui se dégageait de cette faiblesse. À ceux qui se
scandalisaient de ce que ce vieillard n’ait trouvé « que » sa vie à offrir devant
une Europe en délire, rassure-toi, je leur ai dit, moi, que j’admirai.
Nous avons lu aussi, tous les deux, l’inoubliable message de Roosevelt.
Tu te rappelles ce départ, qui sonne déjà, dans sa calme et solennelle autorité,
comme un grand texte classique : « La question qui se pose aujourd’hui,
Monsieur le Chancelier, n’est pas de savoir si des erreurs de jugement ou des
injustices ont été commises dans le passé. Ce qui est en jeu maintenant, c’est
le sort du monde, celui aujourd’hui, comme celui de demain. Le monde nous
demande, à nous qui sommes maintenant chefs de nations, de remplir notre
fonction suprême, qui est de mener à bien la destinée des nations sans leur
imposer comme prix la mutilation et la mort de millions de citoyens. »
Je sais bien. Un Pape doit se tenir au-dessus des politiques. Il ne peut donc
pas appeler un Sudète un Sudète, et ça lui enlève de l’attaque. Mais, dis-moi,
Sudète à part, j’ai l’impression que toute la chrétienté occidentale était présente
au tribunal de ces dernières journées. En me laissant émouvoir par le vieillard
qui offrait à l’autel ses dernières miettes de vie, je ne pouvais m’empêcher de
rêver un autre discours, celui qu’avec autorité le vicaire d’un juste juge pouvait
tenir à son troupeau penché au bord de la folie.
« La question, eût-il dit, n’est pas de savoir s’il existe des forces diaboliques
hors de la société chrétienne. Ce qui est en jeu maintenant, c’est le destin de
cette chrétienté même, ce qui est en jugement, c’est la mesure de christianisme
qu’elle a gardée sous ses gestes chrétiens. Le monde nous demande à nous, Chef
de l’Église, de remplir notre fonction suprême, qui est de dire le bien ou le mal,
à temps et à contretemps, par-dessus les peuples et par-dessus leurs chefs.
La guerre entre chrétiens n’est pas un malheur dont le Père se lamente, elle
est une abominable faillite que le Père dénonce. Le Prince qu’il vous restait le
recours de suivre dans le doute, est devenu, en toutes nations chrétiennes et
laïques, une pierre de scandale. Depuis des années, les États européens ont établi
leurs rapports, ‒ et vous-mêmes, mes Fils, ne vous en étonnez plus ‒ sur l’antithèse
même de l’esprit chrétien : sur le mensonge, l’hypocrisie, la félonie aux signatures
données, sur la ruse, le dol et la violence. Demain, si la guerre se rallume, on
verra des chrétiens, fidèles et pasteurs, soutenir de chaque côté d’une ligne de
mort les mensonges opposés, les dérisions complémentaires, et, c’est le plus grand
scandale, avec sincérité. Le Père des fidèles ne veut pas que cette honte retombe
une fois encore sur la chrétienté dont il a la garde. J’ai dit un jour : Malheur aux
nations qui veulent la guerre ! On ne m’a pas compris. Je répète et je précise :
Malheur aux hommes victorieux qui ne se sont pas préoccupés de distribuer


Articles d’Emmanuel Mounier dans Le Voltigeur (1938-1939)

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le juste et l’équitable, mais d’écraser les vaincus, de satisfaire les appétits et de
jouer aux dames avec l’histoire. Malheur aux responsables, quels qu’ils soient, à
quelque degré qu’ils le soient, de la course aux armements. Malheur au mensonge
systématique et à l’égoïsme aveugle de la diplomatie courtoise. Malheur aux
égoïsmes nationaux, à ceux qui se parent de mensonge démocratique, comme
à ceux qui se découvrent dans le cynisme. Malheur aux persécuteurs du nom
chrétien, mais malheur d’abord aux profanateurs du nom chrétien, à cette Europe
en attente de l’Orient et qui depuis dix siècles est un objet de scandale pour la
moitié du monde qui est au-delà de Jérusalem. »
Voilà à peu près le discours que nous, incroyants, peu faits sans doute à
l’écriture ecclésiastique, attendions, ou entendions, je ne saurais dire, du Chef
de la Chrétienté.
Tu ne sais pas peut-être que des incroyants entrent parfois dans les églises.
J’y suis entré, ces derniers dimanches. J’ai peut-être été malchanceux. Mais j’ai
attendu que, de la chaire, descendent les paroles présentes, inquiétantes, qui
auraient affirmé la vitalité de l’esprit chrétien. Pourquoi n’a-t-on pas dénoncé,
ce dimanche, le mépris païen des petites nations et des causes perdues ? Cet
autre dimanche l’horreur de toute guerre et la lâcheté de certaines fausses paix,
ou encore l’égoïsme animal d’une joie sans remords, le jour où un peuple dont
personne ne parlait plus se sacrifiait à la tranquillité de l’Europe. Ou simplement,
parlé de la mort ? Ah ! oui, c’est vrai : dans l’une, on prêchait sur la mort ; il était
question de savoir si c’était après le dernier souffle ou le dernier battement de
coeur ou la dernière poussée de barbe que la mort commençait, et des débats de
professeurs sur ce grave sujet.
On raconte que le Cardinal Verdier, visitant un chantier, un ouvrier se laisse
tomber une planche sur le pied, et, à deux pas de lui rend un hommage bruyant
à Dieu : « – Voyons, mon ami, pourquoi ne dites-vous pas Merde comme tout
le monde ? »
C’est bien cela. Dites donc Merde comme tout le monde. Alors, on
comprendra le reste.
Pour une démocratie personnaliste
(n° 3, 2 novembre 1938)
Publiées en regard d’un article de Jean Lacroix : « Antiparlementarisme : la
crise de la démocratie », ces pages s’inscrivent au centre d’une réflexion entamée
par Mounier dans Manifeste au service du personnalisme (Aubier-Montaigne,
1936 ; rééd. OEuvres, t. I, p. 619-626). Elles forment le coeur de l’« Appel à un


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rassemblement pour une démocratie personnaliste » paru en décembre 1938, où
elles étaient notamment précédées de ces deux paragraphes (p. 425) : « Il est hors
de doute que la secousse de septembre, si elle a aussi certaines barrières, en a
fait tomber beaucoup d’autres. De parti à parti, de milieu à milieu, des hommes
se sentent subitement solidaires de la même cause, qui déborde leurs querelles de
la veille. De tous côtés ils se rencontrent depuis deux mois, à la faveur de multiples
initiatives. On découvre dans de tels entretiens que cette France décomposée est
pleine d’hommes solides, honnêtes, prêts à se donner à une oeuvre révolutionnaire,
même si ce mot les étonne. Mais je ne vois pas sans anxiété cette bonne volonté
desservie par une sorte de défaillance profonde de la volonté, se perdre dans
une lucidité impuissante, ou manquer de la force d’imagination qui accompagne
les départs créateurs. Si tant d’élans freinent encore, il faut accuser beaucoup
plus cette faiblesse interne de la volonté française que l’esprit de chapelle, dont
les résistances cèdent de partout. Comme la dénatalité, comme cette paralysie
des réflexes spirituels que les pogroms d’Allemagne viennent encore de mettre en
évidence, elle révèle une anémie pernicieuse qu’il nous faut surmonter d’urgence.
Chacun se comporte et calcule encore comme s’il avait tout loisir de choisir et de
remettre, alors que les décisions requises de nous sont celles d’un homme qui a
une arme sur la nuque. On ne songe pas à ce moment à sauver ses photographies
de famille ou l’ordre de ses rendez-vous. / Il faut donc que les hommes de bonne
volonté révèlent au plus tôt des hommes de bonne volonté. Sinon quelques rangs de
barbelés réaliseront un jour prochain la coalition de leurs regrets. »
L’Europe se compte déjà, la France va se compter cet hiver pour et contre
la démocratie. Sommes-nous pour ? Sommes-nous contre ?
Répondons : nous sommes pour la démocratie qui est à faire, nous sommes
contre la démocratie qui se défait.
Il ne faut pas nous dissimuler que la rencontre apparente de ceux qui
défendent aujourd’hui la démocratie contre les fascismes recouvre une profonde
division d’esprit et de tactique. Le combat est ouvert, et s’il ne l’est pas nous
l’ouvrons ici même, entre les conservateurs de la démocratie libérale, parlementaire
et ploutocratique, et les créateurs d’une démocratie sincère et efficace. Entre
la démocratie bourgeoise cosmopolite et la démocratie populaire nationale et
universaliste. Entre la caricature et la réalité. La caricature de la démocratie
soulève aujourd’hui, en France et hors de France, un immense désappointement,
une vague de dégoût. NOTRE SENS MÊME DE LA DÉMOCRATIE
DOIT NOUS FAIRE PARTICIPER À CE DÉGOÛT ET L’ENTRAÎNER
DANS LA DIRECTION D’UNE DÉMOCRATIE VÉRITABLE, OU BIEN,


Articles d’Emmanuel Mounier dans Le Voltigeur (1938-1939)

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UNE FOIS DE PLUS, IL MÛRIRA UN FASCISME. Toute timidité à ce sujet
doit être dénoncée comme pourvoyeuse de fascisme. Faire souffler l’esprit républicain,
d’accord, mais le faire souffler d’abord chez les pharisiens de la république.
Afin que notre position soit claire à ce tournant de la volonté politique
française, nous la résumerons en quelques points aussi nets que possible.
Nous appelons démocratie tout régime qui met le souci de la personne
humaine à la base de toutes les institutions publiques.
Conséquences :
1° Un tel régime place en tête de sa Constitution un « Statut de la
personne », définissant ses droits et garanties essentiels contre tout arbitraire. À
la différence de la « Déclaration des Droits de l’Homme », qui est une première
ébauche de ce statut, il ne prend pas la personne du citoyen comme une individualité
isolée, mais comme une réalité concrète engagée dans un certain nombre
de situations et de liens communautaires devant donner naissance à autant de
statuts juridiques concrets. Il s’oppose ainsi à la fois à une Constitution individualiste
et à une Constitution totalitaire, et sauve les exigences collectives qui
se sont cherchées soit à travers le socialisme, soit à travers les fascismes.
2° Il dessine ses institutions, il distribue ses ressources, il ordonne ses
initiatives sur le souci constant de donner à toutes les personnes composant la
communauté nationale, ou une communauté publique donnée, les meilleurs
moyens d’expression et de développement, le maximum de responsabilité, sur
la base du Statut constitutionnel.
3° Pour satisfaire à la première exigence, il s’assure d’un organisme consacré
à la garde et à la jurisprudence du Statut constitutionnel, au besoin contre
l’État, Conseil suprême garantissant la nation de tous les abus de pouvoir, qu’ils
viennent de l’exécutif, du législatif ou de toute autre origine.
4° Pour satisfaire à la seconde exigence :
– dans le domaine civique, où il a compétence (politique, social, économique)
il donne aux citoyens les instruments d’une représentation intégrale et
efficace ; intégrale, parce qu’elle tient compte de toutes les forces vives de la
nation et de toutes les activités de chacun ; efficace, parce qu’elle lutte contre la
déviation ou la trahison des volontés publiques par leurs mandataires.
– en tout autre domaine, non seulement il laisse, mais il aménage le plus
d’initiative, de jeu, de liberté qu’il est possible sans léser le bien public.
Prenez votre antiparlementarisme, et toute cette défiance qui lève en vous
depuis plusieurs années devant la décadence progressive des démocraties existantes,
confrontez-les à ces exigences essentielles : si elles restent solides, nous
pouvons travailler ensemble à construire cette démocratie encore embryonnaire


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que nous appellerons, pour fixer les idées, démocratie personnaliste. Si elles
chancellent, vous êtes déjà gagné à l’esprit totalitaire.
Nous sommes maintenant suffisamment armés pour faire dans notre démocratie
défaillante l’opération chirurgicale nécessaire sans ébranler les assises de
la démocratie vraie. Il faut pour cela nous débarrasser, sans crainte cette fois d’en
atteindre les oeuvres vives, d’un certain nombre de vieilleries.
1° La démocratie personnaliste n’est pas le parlementarisme tel qu’il fonctionne
aujourd’hui.
Un député français doit à la fois représenter un programme idéologique
cent fois trahi, les intérêts d’un parti et de pair les intérêts généraux de la nation,
des intérêts locaux que le plus souvent il ne connaît que de loin, et une clientèle
électorale de plus en plus exigeante : autant dire qu’il ne représente rien, sinon
une sorte de complicité sordide entre le moins bon de lui-même et le moins
bon du pays. Il faut à nos démocraties une représentation réelle, diversifiée avec les
intérêts, garantie contre la corruption et le mensonge.
De plus, le Parlement a débordé son pouvoir sur tous les pouvoirs organiques
de la Nation, créant une hypertrophie aussi mortelle que celle du Pouvoir
central, du Pouvoir financier ou du Pouvoir militaire. Il faut restaurer l’équilibre
des pouvoirs dans l’État, la fermeté et l’autonomie des pouvoirs extraparlementaires
(exécutif, judiciaire, économique, éducatif) qui doivent recevoir des statuts
nouveaux.
– EN CE SENS, L’ANTI-PARLEMENTARISME, CE N’EST
PAS MOINS DE LIBERTÉ, C’EST UNE LIBERTÉ EFFECTIVE ET
GARANTIE ; CE N’EST PAS MOINS DE REPRÉSENTATION, C’EST UNE
REPRÉSENTATION SINCÈRE ET MULTIPLIÉE. C’EST VERS CETTE
ISSUE QU’Il FAUT DIRIGER LA COLÈRE ANTIPARLEMENTAIRE, QUI
EST, MALGRÉ BIEN DES CONFUSIONS, UNE DES FORCES MORALES
DE L’HEURE : OU BIEN ELLE SE PRÉCIPITERA À LA SERVITUDE.
2° La démocratie n’est pas la tyrannie de la majorité. Nous ne voulons plus
entendre ce cri abject de 1924 : « À nous, toutes les places et tout de suite. »
Nous ne devons plus dissimuler qu’on peut être radical-socialiste, ou librepenseur,
et « fasciste » dans la manière dont on entend imposer sa conception
de la république ou de la pensée libre ; que les partis ouvriers, le syndicalisme,
qui nous apparaissent dans leur réalité organique comme une des assises
populaires essentielles de l’État de demain, se laissent aller à une singulière
conception de l’absolutisme majoritaire ; que le nombre peut être aussi tyrannique
et n’est pas plus rationnel que l’arbitraire d’un seul. La démocratie, c’est le
régime de la majorité, mais DE LA MAJORITÉ AYANT PRIS CONSCIENCE


Articles d’Emmanuel Mounier dans Le Voltigeur (1938-1939)

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DE L’INTÉRÊT GÉNÉRAL DE LA NATION, ET NOTAMMENT DES
LIBERTÉS MINORITAIRES. Sinon, la soi-disant démocratie n’est qu’un
fascisme masqué et honteux.
3° La démocratie personnaliste, ce n’est pas l’anarchie individualiste et libérale,
le droit à tout faire, le règne du désordre et de l’incompétence, le libre champ à toutes
les oligarchies. NOTRE DÉMOCRATIE N’EST PAS NEUTRE, ELLE EST
AU SERVICE DE LA PERSONNE. C’est dire qu’elle doit intervenir, par des
méthodes normales en périodes normales, par des méthodes exceptionnelles
et dictatoriales si le danger existe.
a) Chaque fois qu’un individu ou un groupe menacera l’indépendance matérielle
ou la liberté spirituelle d’un ou de plusieurs citoyens ; ainsi nous lui reconnaissons
le droit de démanteler l’autorité des puissances financières oppressives,
d’imposer aux partis ou à la presse un statut intérieur conforme au Statut de la
personne, etc.
b) Chaque fois qu’un individu ou un groupe, cédant à son anarchie naturelle,
se refuse aux disciplines jugées nécessaires par les corps organisés de la nation pour
assurer cette indépendante matérielle ou cette liberté spirituelle ; par exemple pour
régler la prestation de travail, l’exportation des capitaux, le contrôle de l’impôt,
ou bien une propagande non seulement contraire à la politique actuelle du
gouvernement (qui est légitime) mais contraire au Statut fondamental de l’État.
4° La démocratie personnaliste, ce n’est pas la négation des fonctions d’autorité.
La démocratie est née contre l’autoritarisme et traîne une maladie de jeunesse :
la défiance de la fonction d’autorité. Or, quiconque a eu à organiser un travail de
quelque nature que ce soit sait qu’une délégation d’autorité de quelque durée est à
la base de toutes les entreprises qui réussissent. L’homme est un animal créateur,
il a besoin d’avoir devant lui, à tous les degrés du travail, un champ d’entreprise,
une marge d’essais et d’erreur, avec un risque payé par une responsabilité
rigoureuse. Le contrôle est indispensable pour garantir le pouvoir contre son
propre entraînement ; il ne doit pas étouffer, comme il le fait aujourd’hui, l’exercice
du pouvoir. NOUS AVONS À LUTTER DE TOUTE NOTRE ÉNERGIE
CONTRE LA MYSTIQUE DU CHEF. NOUS DEVONS RESTAURER DANS
LA DÉMOCRATIE, SOUS PEINE DE MORT, LA FONCTION DE CHEF,
QUI EST UN ÉLÉMENT ESSENTIEL D’UNE ACTIVITÉ EFFICACE. La
démocratie ne consiste pas à décourager les chefs, à décapiter la nation, mais à
dégager DE TOUTES LES COUCHES SOCIALES des élites de pouvoir et à
veiller 1° à ce qu’elles ne s’attribuent pas UN POUVOIR ARBITRAIRE SUR
LES PERSONNES en s’appuyant sur la puissance qu’elles tiennent de leur
service social ; 2° à ce qu’elles ne cristallisent pas en classes fermées.

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La démocratie qu’on nous offre à défendre est un alliage hétérogène où
concourent, avec quelques éléments de démocratie réelle, des tyrannies financières,
des dictatures de comités et de majorités, des impérialismes autonomes
dans l’État, le mépris de la compétence et la fuite des responsabilités. CET
ALLIAGE, QUI SE DÉCOMPOSE DE JOUR EN JOUR, À D’AUTRES DE
LE DÉFENDRE.
Français, qui voulez sauver, dans la démocratie, un sens essentiel de la
liberté, et craignez encore de secouer une « démocratie » moribonde parce
que vous ne la voyiez jusqu’ici attaquée que par les ennemis de la liberté, luttez
contre vos timidités, elles pourraient vous être fatales !
Français, que les concessions, les lâchetés et l’inefficacité de la démocratie
libérale poussaient déjà à douter des assises même d’une démocratie réelle,
arrêtez-vous au bord de cet entraînement !
N’AYEZ PLUS PEUR : VOUS AVEZ UNE OEUVRE COMMUNE À
FAIRE, UNE « MYSTIQUE » QUI REPOND À TOUS LES DÉGOÛTS
COMME À TOUS LES BESOINS DE VOTRE PAYS. De petites nations,
moins atteintes que les grandes puissances, sont prêtes à se grouper avec vous
pour la création de cette démocratie nouvelle.
Un peu d’imagination, un peu de courage !
Anticommunisme
(n° 4, 16 novembre 1938)
Cet article se situe dans le prolongement des réflexions de Mounier circonscrites
dans Manifeste au service du personnalisme (op. cit., p. 508-520). Il s’agit
sans doute, pour lui, d’ôter toute ambiguïté que l’on aurait pu relever de la finale
de son « Appel à un rassemblement pour une démocratie personnaliste » (art. cit.,
p. 431-432) : « Esprit est au service de tous ceux qui veulent s’engager dans cette
voie. / Nous avons dès à présent commencé notre tâche : leur offrir un climat spirituel
et un centre de recherches. Nos prochains numéros consacreront une part importante
de leur contenu à repenser tous les problèmes de la démocratie : problème
de la représentation intégrale, problème des partis et des organisations politiques,
problème de l’État, problème du chef et de l’autorité. Nous y appelons tous ceux
qui veulent sauver les libertés essentielles. Qu’un André Philip, un Georges Izard ou
un Georges Lefranc au parti socialiste, que les frontistes, que les “Nouvelles Équipes
Françaises” et les chrétiens démocrates, que les syndicalistes, cégétistes et CFTC,
libres de toute autre influence que celle du syndicalisme libre, que les groupes Esprit,
l’Ordre Nouveau et dix groupes d’avant-garde isolés, que tant d’éléments sains de


Articles d’Emmanuel Mounier dans Le Voltigeur (1938-1939)

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tous les partis, des modérés aux communistes, tant d’isolés, travaillent encore en
ordre dispersé est une lourde responsabilité pour eux devant l’histoire. Nous nous
déclarons prêts, pour notre part, à jeter ceux que nous avons réunis dans toute
action convergente ou ceux que nous avons nommés fédéreraient leurs énergies sur
les principes plus haut rappelés. Nous voulons espérer qu’il n’est pas trop tard. »
I
On a parfois reproché au mouvement personnaliste de baisser les armes
devant le communisme. Cela parce que depuis plusieurs années nous affirmons
les quelques vérités premières que voici :
1° Se définir ESSENTIELLEMENT par un CONTRE quoi que ce soit, c’est
donner l’avantage à la pensée négative et aux sentiments polémiques sur la pensée
créatrice, l’intelligence historique et la compréhension d’autrui. On a vu ici et là se
cristalliser un « anticommunisme », comme un « antifascisme », fait d’amertumes,
de ressentiments et parfois de rancunes qui encombrent à tel point la
sensibilité qu’elles ne laissent place à aucun engagement réel. Ce contre quoi
nous sommes ne peut que suivre et non pas précéder la pleine maîtrise de ce
que nous sommes.
2° Si avant d’ÊTRE CONTRE il faut d’abord ÊTRE, à plus forte raison,
avant d’être contre quoi que ce soit, il faut savoir si l’on est quelque chose qui vaille
la peine de s’affirmer et de s’opposer.
Un certain anticommunisme sordide, nourri de peur et d’égoïsme, ne fait
que souligner la démesure entre la médiocrité qui le soutient et le formidable
élan historique provisoirement et partiellement capté par le communisme.
En dehors de quelques forces spirituelles, l’anticommunisme politique est
fait pour une part importante d’intérêts économiques, d’aveuglement historique,
d’égoïsme de classe. Il a choisi son nom pour concentrer sur un adversaire
susceptible de rallier l’hostilité de la majorité du pays les forces qui pourraient
mettre légitimement en question la suprématie d’un certain esprit de classe
– et d’une certaine puissance d’argent. Ses campagnes, plus absurdes encore
que mensongères, contre le fantôme des « chrétiens rouges », l’instinct diabolique
avec lequel sa presse appelle plus généralement « les Rouges » toutes les
victimes de tous les coups de force : enfants d’Espagne, Tchèques, Chinois, Juifs
et Catholiques allemands, sont autant d’indices de cette manoeuvre. Tout nous
indique que cet hiver plus que jamais, le soi-disant « anticommunisme » va
servir de signal de ralliement aux deux forces sataniques de l’époque : le monde
de l’argent, la mystique totalitaire. Nous ne pouvons accepter, au couvert de ce


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slogan mensonger, aucune solidarité avec deux adversaires irréductibles de notre
conception de l’homme sous prétexte d’exterminer un troisième.
3° Concentrer le ressentiment d’une époque désemparée sur un SEUL bouc
émissaire, et décharger sur lui chacun d’entre nous de sa part de responsabilité au
désordre collectif, c’est empêcher dans une communauté sociale le sursaut d’énergie
qui vient de la prise en charge PAR TOUS de l’effort de redressement requis DE
TOUS.
On a amusé trop longtemps les Français, à partir de faits réels, mais démesurément
multipliés par le mythe, avec la Franc-Maçonnerie, le Péril clérical,
la responsabilité unilatérale et continue de l’Allemagne dans les malheurs de
l’Europe. Il est temps de tourner chacun vers lui-même et vers ses responsabilités.
Rien n’y est moins propice qu’une certaine panique anti-communiste.
4° Lutter contre cette forme crispée ou contre cette forme mensongère
d’anticommunisme passe dans certains milieux pour une complaisance faite à la
propagande soviétique, pour un affaiblissement de la défense anticommuniste.
Nous sommes au contraire intimement persuadés :
a) Qu’une position violente n’est pas le signe infaillible d’une position
forte ; qu’un anticommunisme principalement polémique distrait les volontés de
l’examen de conscience et de la réflexion créatrice qui seuls peuvent opposer au
communisme une foi et une doctrine de rayonnement supérieur.
b) Qu’une erreur historique triomphe surtout grâce aux vérités partielles
qui sont enchaînées à son service, et gagnent l’attachement des coeurs ; qu’on ne
viendra à bout de ce monstre qu’en délivrant et en recueillant ces vérités : que
l’antimarxisme défenseur des coffres-forts et des privilèges sociaux, loin de réduire
le danger communiste, lui donne chaque jour plus de justifications et plus d’attrait.
Les meilleurs « fourriers du communisme », ils sont chez les défenseurs
de ce désordre que le communisme prétend destituer. M. Bailby fait le jeu de
Moscou beaucoup plus sûrement que M. Jouhaux lui-même. Et en disloquant
le communisme des causes qu’il usurpe, l’anticommunisme de ses exploiteurs, nous
affaiblissons certes les forces de haine anti-communistes, mais nous préparons les
seules forces capables de vaincre l’adversaire en le désarmant.
II
Ceci dit, sur le communisme lui-même, et lui seul, qui n’est ni le mouvement
ouvrier, ni la colère sociale, ni M. Maritain, ni la démocratie, ni les
hommes communistes, notre position est sans ambiguïté, sans réserve mentale,
sans demi-mesure. ENTRE LUI ET NOUS, SUR TOUS LES PLANS, C’EST
Articles d’Emmanuel Mounier dans Le Voltigeur (1938-1939) 27
UNE LUTTE TOTALE, LA PLUS ESSENTIELLE SANS DOUTE QUE
NOUS LE FORCIONS DE LIVRER.
Le communisme n’est pas une politique, c’est une foi. Seuls, avec les chrétiens
(et eux souvent parmi nous), nous lui opposons une foi.
Il est faux de dire que le communisme soit un matérialisme en ce sens
qu’il méconnaîtrait la grandeur de l’homme et le réduirait à de bas appétits. Le
communisme, dans l’Europe d’aujourd’hui, est un des rares foyers d’ascétisme,
de discipline et de dévouement total. Mais il place la grandeur de l’homme
d’abord, et en pratique exclusivement dans cette activité très étroite qui par
l’intermédiaire de la raison scientifique le rend maître et possesseur de la nature.
En le modelant ainsi à la seule domination industrielle des choses, il le condamne
infailliblement, malgré l’intention avouée de Marx et sans doute de beaucoup
de militants communistes, à construire sa vie, son coeur, sa cité, à l’exemple des
machines, c’est-à-dire dans la tyrannie et l’inhumanité.
Et certes il y a devant nous une immense tâche pour libérer l’homme de la
nature par la science et l’industrie, et pour le libérer en même temps des tyrannies
qui peuvent parasiter cet effort. Ce n’est pas là ce dont nous faisons grief
au communisme. Si la même exigence était subordonnée à une notion juste de
l’homme et des exigences inaliénables de la personne, elle serait dans la règle,
elle préparerait un destin humain. Alliée à une doctrine qui ne reconnaît de
réalité qu’à l’homme social, et de valeur qu’à l’homme industriel, qui place
l’ingénieur, au lieu du poète, ou du prêtre ou du père, ou de l’ami, au sommet
de ses hiérarchies, elle prépare une catastrophe.
À ce point de départ vicié se rattachent comme des conséquences fatales :
1° Le collectivisme qui fait fi de toute psychologie concrète de la création et
du travail personnels.
2° La tyrannie stalinienne, forme achevée d’un étatisme technocratique,
qui doit briser, dans une cité construite comme une machine, tous les foisonnements
vivants d’une cité faite à l’image de l’homme.
3° L’épouvantable école de déformation et d’abrutissement que constitue la
tactique intérieure des partis communistes, auxquels on doit la lente destruction
de la réalité populaire, de son initiative, de ses énergies, de son sens des
responsabilités et de la vérité.
Il faut y ajouter qu’aujourd’hui le communisme ne représente plus seulement,
en France, cette solidarité par-dessus les frontières qui est celle de toute
foi universelle, mais un danger constant d’ingérence de la politique et du trésor
d’un pays étranger, fiévreusement nationaliste, dans les destins de notre pays.


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Les hommes qui ont à leur charge les procès de Moscou, et plus encore ce
qu’ils impliquent : le parasitisme d’une révolution populaire par un énorme
appareil d’esclavage qui a osé tirer les conséquences du rationalisme bourgeois,
n’ont pas le droit de notre part à la moindre indulgence, au moindre ménagement.
Ils ne méritent surtout pas qu’on les assimile, par scrupule, aux militants
souvent admirables, dont ils ont capté la confiance par un rêve gigantesque.
S’il fallait que ce soit dit une fois de plus, c’est dit.
Corps et âme au Voltigeur
(n° 7-8, 18 janvier 1939)
Cet article est encore à lire à la lumière de l’« Appel à un rassemblement pour
une démocratie personnaliste », ainsi qu’à cet « Appel aux amis du Voltigeur »
dans ce même numéro : « Que nos amis n’oublient pas qu’un journal libre doit être
sans cesse sauvé. Nous renouvelons près d’eux notre appel pour notre souscription
permanente… »
Hitler, dans Mein Kampf, assigne deux conditions au succès d’une action
politique.
1° Il faut qu’elle dispose, dit-il, d’une idéologie supérieure à celle de l’adversaire
en valeur persuasive et en force d’entraînement ;
2° Il faut qu’elle se donne une milice d’hommes décidés à lutter physiquement
pour elle et à y risquer leur vie comprise.
Ce langage ne nous enthousiasme pas. « Idéologie » est un terme bien
vieillot et abstrait. Les « milices » armées sont des faits particuliers à l’Allemagne
où tout civil cache un militaire refoulé. Mais donnons aux formules un
tour de clé et elles deviendront nôtres. Nous dirons alors :
Une action politique peut mesurer ses chances :
1° À la force de l’esprit qui la porte au sérieux, à la vitalité, à l’opportunité
historique de la doctrine qu’elle dégage ;
2° Au degré de l’engagement qu’elle obtient de ses militants.
Le Voltigeur a-t-il l’un et l’autre ?
*
Ce n’est pas de l’esprit, de la doctrine et de leur actualité que nous parlerons
aujourd’hui. Peut-être, pour quelques semaines, la politique extérieure,
dont l’issue conditionne notre existence même et les chances suprêmes de
notre action, repousse-t-elle un peu dans l’ombre certaines affirmations en soi
Articles d’Emmanuel Mounier dans Le Voltigeur (1938-1939)

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plus essentielles. Nos amis savent cependant les liens étroits, quoique libres, du
Voltigeur avec Esprit, et ce repère les guide même à travers nos silences.
Mais ceux qui ne nous demanderaient qu’une information exacte et
honnête, une doctrine bien faite et séduisante, se tromperaient sur nos propres
exigences. C’est parce que notre doctrine est d’abord un esprit que notre action doit
être d’abord un engagement. Qu’est-ce que cela veut dire ?
Il y a deux sortes d’adhésions.
La plus courante consiste, se laissant plus ou moins passivement impressionner
par une opinion, à subir sous le couvert d’un carton quelconque l’ascendant
de quelques mots d’ordre. Sous l’effet de la colère ou d’une indignation,
l’un ou l’autre de ces adhérents sera capable peut-être d’un « coup dur ». Mais
ni leur caractère, ni leur vie privée, ni leur comportement quotidien, ni leur
manière de se tenir avec les hommes ou devant les événements n’ont été modifiés
par leur adhésion. Des moyens extérieurs : argent, habilité, démagogie ou
des intérêts provisoires pourront accumuler un très grand nombre de telles
adhésions : vienne une situation de crise, vienne le moment où il ne suffira
plus de crier des opinions, mais de compromettre pour elles sa tranquillité, sa
situation, sa vie, elles s’effondreront comme un édifice de poussière. L’échec des
grands partis « démocratiques » en est un témoignage cruel.
Nous ne prétendons pas être protégés contre de telles adhésions, et c’est
bien le motif de cet avertissement. Le monde ne manque pas d’amateurs d’idées,
de velléitaires errants, d’esprits anarchisants et instables (pour ne point parler
des snobs sans le savoir), toujours à la recherche de quelque fraîcheur auprès de
la dernière nouveauté. Il ne compte pas moins de bons esprits prêts à « nourrir
des idées saines » sur les restes de leurs journées et à « défendre la bonne
cause » dans leurs moments de loisir. Loin de nous de mépriser quiconque ou
quelque sympathie que ce soit. Nous disons simplement que ce n’est pas avec
de tels hommes que nous enlèverons la partie.
Interrogeons-nous un instant sur les mouvements qui ont soulevé l’histoire.
Croit-on que c’est avec des conversations hebdomadaires, des attentes navrées,
des désirs sincères que les révolutions se sont faites ? Quand un homme devient
chrétien, national-socialiste, communiste, cette conversion engage toute sa vie,
transforme jusqu’au style de ses actes et à la couleur de ses journées. C’est
par de telles conversions que sera forgé notre avenir et non pas seulement par
la valeur de nos intellectuels ou par la bonne volonté de nos sympathisants.
Qu’impliquent-elles ?
1° Une conception non pas totalitaire, mais unitaire de la vie qu’on veut
vivre et de la civilisation qu’on veut créer.


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Nous retrouvons ici la doctrine et plus que la doctrine. On n’intéresse pas
le tout d’un homme par des modifications de régime politique ou économique.
On le prend dans le dégoût d’une certaine vie qu’il mène, que tout, autour de
lui, l’encourage à mener. On excite en lui la volonté de secouer sa servitude,
semi-contrainte, semi-consentante, et on l’entraîne à la conquête, sur soi et
autour de soi, d’une vie nouvelle. Seul cet espoir est assez vaste pour fouetter
l’énergie spirituelle d’un pays qui s’abandonne.
2° Pas de doctrine unitaire sans une vie unifiée. Être « révolutionnaire » et
ne craindre rien tant, comme ce social-démocrate allemand dont parle Henri
de Man, que la révolution brise ce magnifique service à thé « de famille » ;
anticapitaliste et jouer aux courses, en bourse, à la loterie ; socialiste et entasser
les économies sur le dos des misères qui crient à nos portes ; pacifiste et n’être
maître d’aucune réaction d’amour-propre et d’aucun ressentiment partisan ;
patriote et souhaiter la victoire de ses alliés de classe à nos frontières ; personnaliste
et traiter les hommes autour de soi comme des choses, leurs problèmes
comme des mécanismes, être sourd à leurs destins, à leurs appels, faire fi de
la fidélité dès qu’elle devient un peu difficile : telle est la monnaie courante
des « convictions ». Si nous ne parlons de personnalisme que pour créer une
nouvelle classe de pharisiens, autant valait laisser les hommes dans la nudité de
leur désarroi qui promet au moins un réveil.
3° Pas d’action unifiée et par suite efficace sans une volonté de combat permanente
et inébranlable dans l’attaque. Quand une génération inaugure un mouvement
de civilisation dont elle découvre elle-même le besoin dans sa vingtième
ou sa trentième année, elle ne peut rejeter définitivement la tare de toute génération
de transition : elle a été formée dans un monde qu’elle rejette, mais qui
a eu le temps de lui tisser des habitudes de pensée et d’action dont il n’est pas
aisé de se défaire. Nous voyons beaucoup de Français, loin de nous par l’esprit
et jusque dans nos rangs, baptiser « personnalisme » qui un individualisme
impénitent, qui un socialisme chargé de repentirs imprécis, qui un démocratisme
à la recherche d’une virginité. Leur effort ne dépasse pas cette substitution
d’étiquette. Ne leur cachons pas qu’ils n’ont rien fait encore. Ne nous cachons
pas que si nous voyons très net sur la direction où nous emporte notre personnalisme,
nous savons très peu et nous avons encore moins réalisé de toutes ses
implications et exigences. Seule une réflexion toujours en éveil pour déterminer
la solution qu’à chaque événement le personnalisme requiert, celle-là et pas
une autre ; seule une volonté de fer pour éliminer une à une toutes nos résistances,
toutes nos inerties, tous nos réflexes étrangers, de droite, de gauche ou
du centre, feront de nous, par la forge et par la trempe, des entraîneurs.
Articles d’Emmanuel Mounier dans Le Voltigeur (1938-1939)

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 D'ici là, nous ne serons que des esprits avisés ou de braves petits garçons.
Certains se font une conscience heureuse en s’assurant qu’ils recevront les coups
de pied d’où qu’ils viennent, de droite et de gauche. Curieuse compensation
morale. Nous avons toujours pensé que l’homme d’action était celui qui, menacé
de deux adversaires, les divise, les déconcerte, les gagne de vitesse. Mais, comme
le dit le mot, il y faut des hommes et qui agissent. C’est à ces croisés que nous
faisons appel.
Pie XI, pape de l’unité humaine
(n° 10, 15 février 1939)
Pie XI venait de mourir le 10 février à l’âge de 81 ans. Il avait été élu en 1922.
Mounier reviendra la même année sur les encycliques de ce pape et de certains
de ses prédécesseurs dans « Pacifistes » ou « bellicistes » ? (op. cit., p. 827-834).
Un journal qui s’est fixé une tâche politique, et qui, tout en subordonnant
la politique au spirituel, prend soin de ne pas mêler l’un et l’autre, ne
peut pas aborder de front la réalité d’un grand pape comme celui qui vient de
mourir. Un pape n’est pas d’abord l’homme de ses gestes politiques ou de ses
encycliques sociales à quoi les gens le réduisent volontiers. Un pape est d’abord
un chef spirituel. Il est vrai que le catholique, aux yeux de l’incroyant, paraît trop
souvent idéaliser ses actes, oublier ce qui peut y relever de motifs trop communément
humains. Il n’est pas moins vrai que l’incroyant, aux yeux du catholique,
n’a pas toujours tous les moyens d’apprécier des actes dont il ne voit, pour ainsi
dire, que le dehors, les incidences politiques, voire les inévitables impuretés, et
non pas l’intention spirituelle profonde.
Cette intention est d’ordre religieux et ne relève pas de la compétence de
ce journal. Cependant, si limité soit ici notre angle de vue, il n’est peut-être pas
impossible d’évoquer le sens profond d’un pontificat qui a marqué son époque.
L’après-guerre, qu’il remplit, des années 22 à 39 a vu se consommer
l’effondrement des derniers restes de la première chrétienté. Si considérable ait
été la réaction de ce que l’on est convenu d’appeler « les temps modernes »
contre « le moyen-âge », il est difficile de ne pas voir dans le cosmopolitisme
intellectuel des xviie et xviiie siècles, dans la volonté universaliste de la
Déclaration des droits, dans l’idée d’une « Société des Nations » la suite de l’élan
chrétien, si mélangé fût-il à des sources d’inspiration secondaire. Aujourd’hui, les
dissociations nationales, raciales et sociales, qui dès le xive siècle commençait à
lézarder l’univers occidental, ont atteint leur fin : elles ont brisé à la racine le lien

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élémentaire qui par-dessus les intérêts et les ambitions provisoires unissait encore
les nations dans la conscience d’appartenir à une même humanité, impliquant un
même « droit des gens » en même temps qu’un destin spirituel unique.
Face à ce drame historique, si l’on cherche l’unité prophétique des actes
de Pie XI, il semble qu’il faille y voir un des grands papes de l’unité humaine.
Les accords du Latran, qui mettaient fin à une relégation non sans grandeur,
mais dangereuse, semblent l’habiter, au début de son pontificat, à cette mission
au milieu des hommes. Contentons-nous d’en évoquer les étapes principales :
1° La moins significative pour le spectateur du dehors est la reconnaissance,
par la création de l’Action catholique, de la participation des laïcs au
sacerdoce apostolique. La lutte contre le protestantisme n’avait pas été sans
encourager, sinon dans la doctrine, du moins dans les moeurs, plus visibles que
la doctrine, une sorte de dépréciation du laïc au sein de l’Église. En mettant en
valeur l’idée qu’il n’est pas seulement chargé des oeuvres profanes, mais qu’il
participe au sacerdoce sous un de ses aspects, le laïc représente ainsi une sorte
de « majorité » dans l’Église analogue à celle dont on a parlé pour le monde
ouvrier dans la cité.
2° Peu après Pie XI consacrait le passage à la majorité des pays de mission
en créant les premiers évêques indigènes, et avec eux les premiers diocèses
autonomes à l’égard de l’apostolat européen. Il complétait cette oeuvre par une
encyclique dénonçant avec une grande violence la confusion de l’apostolat et
du patriotisme dans l’oeuvre missionnaire. Il nous arrive de relever ici ou là
dans la presse quelque allusion désobligeante aux dangers que font courir à
l’action missionnaire une collaboration trop étroite des intérêts nationaux ou
des intérêts économiques : ces journalistes s’estimeraient bien timides s’ils se
reportaient une fois à la dureté des expressions du pape sur le même sujet.
3° Pape de l’après-guerre, Pie XI mena une action ininterrompue en faveur
de la paix. De l’Encyclique Ubi arcano au discours de septembre dernier, on ne
compte pas ses interventions. Et si l’on pourra sans fin discuter de ce qu’il eût
pu ou n’eût pas pu faire dans telle ou telle circonstance, il lui reviendra cependant,
à lui, pape italien, d’avoir en août 1935, à quelques minutes du Palais
de Venise, condamné sans ambiguïté la pseudo-guerre défensive et le pseudobesoin
d’expansion.
4° Par-dessus tout encore, aux yeux de nos contemporains le pape Pie XI
est celui qui a condamné les trois grands désordres contemporains : capitalisme,
nazisme, communisme, dans des Encycliques retentissantes dont l’effet est loin
d’être épuisé. La condamnation de l’Action Française, à côté, n’apparaît plus que
comme un acte secondaire pour liquider un passé désuet. Quadragesimo, Divini
Articles d’Emmanuel Mounier dans Le Voltigeur (1938-1939) 33
Redemptoris, Mit brennenden Sorge, il faut relire ces textes avec chaque fois un
peu plus de distance pour saisir de combien ils dépassent des actes politiques
courants. Après le traité du Latran, les esprits légers ont vu dans Pie XI le pape
des fascismes. Après Quadragesimo et la condamnation de l’A. F., d’autres ont
crié au pape démocrate et germanophile. L’Encyclique sur le communisme
consacrait le triomphe de la réaction… mais, quelques jours plus tard, paraissait
une autre sur le nazisme. Nous ne chercherons pas à nier que le monde catholique
ait ses intrigues nées d’intérêts très humains, et que certaines arrivent à
rôder jusqu’autour du trône de saint Pierre. On trouve toujours une catégorie de
parti pris qui a intérêt à ce qu’un acte politique lui donne occasion de l’exploiter,
fût-il d’essence étrangère à tout parti pris : cet acte en est-il condamné par cela
même ? La maladie eût pu tronquer l’oeuvre prophétique de Pie XI : par une
grâce précieuse, elle lui a laissé le loisir d’en tracer toutes les perspectives, afin
que les langues méchantes soient inexcusables.
Plus émouvant que tout autre est ce Noël de l’année 1937. Nous ne saurons
jamais ce qui se passa dans le coeur du Pontife. Il a laissé entendre lui-même
qu’il cédait à une inspiration particulièrement pressante. Lui qui avait prononcé
les condamnations les plus rigoureuses sur la doctrine et l’action communistes,
fut-il épouvanté par la raison qu’y trouvaient tant de catholiques à fermer un peu
plus leur coeur à la charité ? On sait en quels termes émouvants il leur rappela
que les hommes ne sont pas les doctrines. Une de ses dernières paroles a été :
« Si le pape cède, qui s’occupera des pauvres et des opprimés ? » Une autre :
« Nous sommes spirituellement des sémites… »
Non, nous ne souhaitons pas pour demain à l’Église un « Pape démocrate
», un « Pape à gauche ». Nous ne voulons pas plus de cette confusion
que de la confusion contraire, contre laquelle nous n’avons cessé de combattre.
Le sens du surnaturel chrétien qui réconcilie le Grec et le Scythe, le Juif et le
Gentil, l’esclave et le maître suffit à assurer aujourd’hui, à celui qui ne s’en laisse
pas détourner, une place de chef dans la grande crise de notre civilisation :
nous demandons un pape profondément chrétien, nous savons que le reste lui
viendra par surcroît.
L’antisémitisme qui n’ose pas dire son nom
(n° 11, 1er mars 1939)
Cet article a été publié en première page d’un numéro spécial intitulé
« L’antisémitisme contre la France », dont voici la présentation générale signée « Le
Voltigeur » : « Le 17 février, un hebdomadaire français, sous le titre : “Les juifs et la


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France”, a tenté, sous prétexte de redressement français, d’amorcer un nouveau
courant de haine dans un pays déjà malade de haines. Le 21 février, les rédacteurs
du Voltigeur décidaient de répondre à ce libellé sur le terrain même de la dignité
française. Ce numéro a été mis sur pied en quelques jours. Puisse-t-il, par cette
promptitude, et malgré les imperfections inhérentes à une préparation hâtive, donner
le sentiment des réserves de santé de l’organisme français. » Le nom de l’hebdomadaire
visé apparaît dessiné, au bas de l’article, sur le casque militaire d’une tête de
mort : Je suis partout. Parmi les principaux collaborateurs à ce numéro du Voltigeur :
Georges Cattaui, René Leibowitz, Jacques Madaule ou Pierre-Henri Simon. Étaient
reproduits également de longs textes de Charles Péguy et d’Albert Réville.
Ce numéro n’est pas un plaidoyer pour les Juifs. S’il défend quelque chose,
c’est la santé de l’organisme national français contre une maladie endémique,
mais aujourd’hui d’origine étrangère : l’antisémitisme.
Défendre les Juifs, faire un montage de leurs services répondant au montage
de leurs méfaits, c’est accepter le postulat central de l’antisémitisme : que les
Juifs, en France, constituent un cas spécial, exorbitant au point qu’il y a lieu de
faire de l’antisémitisme un des axes de la reconstruction française.
Il est maladroit et inopérant de répondre à cette prétention qu’il n’y a pas
de problèmes juifs en France.
Il y en a d’abord dans la mesure où la fédération des communautés françaises
est diversifiée et où la communauté juive y garde quelque différenciation
– mais ces problèmes se posent au même titre que se posent les problèmes spécifiquement
alsaciens, bordelais, catholiques, protestants, ouvriers ou paysans.
Il y a d’autres problèmes juifs dans la mesure où des Juifs, ici ou là, ont
tendance à s’agglomérer et, sinon à faire sécession, à former induration dans la
communauté nationale. Le cinéma, c’est un fait, est envahi par une catégorie
particulière de Juifs véreux. L’enseignement supérieur a connu, avant la guerre,
un certain monopole de cette catégorie particulière de Juifs que sont les Juifs
rationalistes et sociologues. M. Léon Blum a multiplié imprudemment dans son
entourage cette sous-section des politiciens que sont les politiciens socialistes
juifs.
De même que la corporation des charbonniers est submergée par les
Auvergnats, les facultés de droit par les professeurs réactionnaires, l’école
primaire par les instituteurs pacifistes, les services douaniers par les Corses
moustachus, la Chambre par les députés méridionaux, et les sphères gouvernementales
par le parti radical-socialiste. Si l’on demande le numerus clausus
pour les Français de sang juif, nous le revendiquons pour les Auvergnats dans
Articles d’Emmanuel Mounier dans Le Voltigeur (1938-1939)

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le commerce des charbons, pour les Corses chez les gabelous, pour les avocats
au Parlement, pour les lecteurs de Candide à la Bourse et pour les radicaux au
gouvernement. Nous le demandons aussi pour les puissances financières dans
le contrôle des journaux et pour leurs envoyés dans les antichambres ministérielles.
Si l’on exige de numerus clausus pour la canaille, nous l’exigeons pour la
totalité de la canaille.
L’antisémitisme, cela consiste à écrire : « Marx et Rotschild, ces deux
moitiés de Jéhovah, les imperators de la finance américaine, les tribuns aux
dents longues des Internationales, les intellectuels cossus de Passy et du West
End, les besogneux fabricants de films obscènes, les grands escrocs décorés et
les pouilleux faméliques de Bialystok et de Kichinev », pour empêcher que
l’on pense : « Abraham, Isaac et Jacob, Jean-Baptiste et Jésus-Christ, Philon
et Maïmonide, Spinoza, Einstein et Bergson » ; pour empêcher surtout que
l’on dise dans la même langue : « Les magnats des Forges et des Houillères,
les gangsters de la Bourse et de la Banque, les patriotes exportateurs d’acier
militaire, les académiciens pornographes et les très vertueux nouvellistes de la
seconde page de Gringoire. »
Il y a, en France, des problèmes où les Juifs entrent en compte, au même
titre que tout autre citoyen français. Il y a quelques problèmes juifs localisés çà
et là seulement où des groupes juifs tendent à se séparer, au même titre qu’il y a
des problèmes de l’Internationale catholique, de l’Internationale syndicale, des
Internationales politiques, de l’internationale financière et de l’Internationale
profasciste : il n’y a pas un problème juif, privilégié par rapport aux autres et
qui exige que l’on dérange de petits journalistes hargneux pour distiller la haine
dans l’âme française.
Que M. Brasillach nous réponde avec des airs magnanimes qu’il ne s’agit
pas de fendre des crânes, – pour le moment, précise son camarade Rebatet, –
mais de donner aux Juifs la dignité de nation, de nation étrangère, nous lui
demanderons ce qu’un nationalisme rigoureux exige pour reconnaître la qualité
de Français : s’il suffit d’être né sur territoire français à la suite de plusieurs générations
de français, ou s’il est besoin au surplus d’exporter ses capitaux dans les
banques de Bâle, de copier le Stürmer et de mettre son pays à la remorque des
nationalismes étrangers.
Pour tout dire, la première condition de la lutte contre l’antisémitisme est
de ne pas accepter sa feinte : l’antisémitisme n’est pas antisémite. Tout ce que
nous pourrons objecter à ses soi-disant convictions : qu’il y a des Juifs riches
et des Juifs pauvres, des Juifs républicains et des saints juifs, des Juifs « bellicistes
» et des Juifs « pacifistes », des Juifs de gauche et des Juifs de droite,


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ceux qui déclenchent l’antisémitisme le savent aussi bien que nous. Mais ils
savent aussi qu’il est un moyen de séduire un peuple malheureux et déçu, c’est de
donner à ses amertumes un exutoire, à ses impatiences diffuses un bouc émissaire.
Les responsables de droite de la décadence française usent de l’antisémitisme
comme ses responsables de gauche d’un certain antifascisme : pour aveugler les
colères et détourner les justiciers.
L’antisémitisme français n’a pas de contenu. Il n’est qu’un prétexte et une
feinte. Ce n’est pas comme doctrine, c’est comme prétexte et feinte qu’il faut
le dénoncer. Ce n’est pas un hasard qu’il sorte des milieux qui souhaitent la
synchronisation de la France et de l’Allemagne national-socialiste dans une paix
complice. Il est, et il n’est pas autre chose qu’un symptôme de la nazification
lente de la bourgeoisie française. On ne guérit pas la peste par le choléra.
En interrogeant les silences de Pie XII
(n° 14-15, 5 mai 1939)
Dans le numéro d’avril 1939 d’Esprit, à travers un article intitulé : « Du pape,
et qu’il ne soit pas français », Mounier saluait ainsi l’élection du cardinal Pacelli,
ex-numéro 2 du Vatican, sous le nom de Pie XII : « Ce n’est pas d’avoir un “pape
démocrate” que les catholiques de notre esprit se réjouissent. Un “pape démocrate”
au sens où semblèrent le souhaiter certains, c’est-à-dire un pape qui placerait dans
l’exercice de son ministère une option politique, fût-elle opportune, avant le sens de
la catholicité (ce qui est proprement le cléricalisme, de gauche comme de droite) ne
serait pas un moindre danger pour l’Église et pour les incroyants eux-mêmes qu’un
“pape réactionnaire”. Le pape a pour charge de maintenir un humanisme à la fois
transcendant et incarné : ces politiciens fascistes qui souhaitaient un “saint pape”
voulaient lui faire oublier leurs exigences de l’incarnation ; les politiciens démocrates
qui souhaitaient un “pape politique” faisaient bon marché de la transcendance. Ce
que l’époque demande aux chrétiens, c’est d’incarner de plus en plus largement
un humanisme qu’ils ont trop longtemps refugié hors des combats de ce monde,
et du même mouvement, de ne céder à aucune des tentations de la puissance, de
restituer l’héroïsme devant les menaces qui généralisent les effets de la peur et de
la complaisance. Ce qu’elle demande au chef des chrétiens, c’est d’être un saint
engagé, et du même mouvement un politique indépendant. Les journalistes qui ont
vu juste sont ceux qui ont montré le nouveau Pontife, en même temps que le plus
exercé des diplomates romains, l’assistant le plus profondément recueilli du moindre
office de Saint-Pierre » (p. 150-151). C’est peu dire qu’un mois plus tard, les espoirs
de Mounier seront déçus devant les silences de Pie XII sur l’invasion de l’Abyssinie
Articles d’Emmanuel Mounier dans Le Voltigeur (1938-1939)

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par Mussolini et sur les victimes républicaines de la guerre civile espagnole. Sur cet
article, on lira une étude éclairante de Bernard Comte, « Mounier, inventeur de la
“légende noire” de Pie XII ? » (BAEM, n° 96, décembre 2006).
Un jugement difficile
D’une collaboration, comme celle que nous réalisons au Voltigeur et à
Esprit, entre chrétiens et non-chrétiens, les heureux effets ne cessent de se faire
sentir, chacun se refusant à l’établir dans la confusion.
Les chrétiens pourraient y faillir de deux manières.
La première, celle que dénoncent obstinément nos adversaires, bien en
peine d’en découvrir chez nous des exemples, serait de donner des gages à ceux
qui, même sincèrement, rabaissent les problèmes de l’Église et de la foi aux seuls
problèmes politiques qu’ils côtoient. Nous n’avons pas attendu que l’Action
Française nous le rappelle, avec une singulière inconscience de son passé, pour
affirmer que le christianisme ne pouvait être une idéologie à côté d’autres idéologies,
absorbée au service d’un ordre social présent ou futur, si acceptable ou si
souhaitable soit-il. Et nous nous refuserions à une collaboration où il nous serait
demandé de juger des actes de notre Église par leur seule composante politique,
qui n’est souvent qu’accidentelle, qui ne suffit pas en tout cas à en épuiser le
sens. C’est cela que nos amis incroyants doivent comprendre et généralement
comprennent.
Mais nous ne trahirions pas moins notre poste même de chrétiens, à qui il
est demandé de veiller d’un coeur scrupuleux sur toute vérité, si nous prétendions
couvrir de l’autorité de notre Église tous les actes publics de la société
de nom chrétien qui en dessine plus ou moins bien l’extension. Ou encore si,
parce que le destin spirituel de cette Église n’est pas indépendant, dans certaines
limites, de son établissement temporel et que sur celui-ci veille un corps de
diplomates spécialisés, nous venions à confondre la diplomatie vaticane et le
magistère de la foi ; et si, par cette fausse docilité qui est passivité peureuse bien
plus que sens profond de l’Église, nous nous estimions obligés d’entériner sans
examen les actes de toutes les nonciatures et de tous les bureaux du Vatican.
Je sais que cette absolue passivité politique et spirituelle répond à la notion
que certains se font du rôle du laïc dans l’Église. Je sais non moins qu’elle est
contraire à l’enseignement central et à la vie profonde de mon Église. Que lutter
contre celle-là, c’est lutter pour celle-ci, et du même coup pour effacer de son
visage, parmi les traits qui déplaisent à l’incroyant de coeur droit, sinon ceux qui
heurtent son préjugé, du moins ceux qui émeuvent sa bonne foi.

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Je ne me cache pas, d’autre part, qu’une position honnête du problème
cumule les difficultés. S’il est vrai qu’il n’est, dans la politique temporelle de
l’Église, presque aucun acte dont l’intention première ne révèle un souci spirituel
désintéressé ; s’il est non moins vrai que ces actes de politique temporelle
sont mêlés de traditions et d’habitudes d’un ordre moins noble, et de calculs
que même pour la bonne cause on peut trouver souvent un peu trop précautionneux
: alors l’incroyant comme le catholique devront consentir un grand effort
de lucidité et de compréhension, le premier pour ne pas passer par-dessous, le
second pour ne pas passer par-dessus la réalité qu’ils envisagent. Seul le catholique,
en définitive, pourra porter son jugement au maximum de justice possible,
car il est des perspectives qui ne se connaissent bien que de l’intérieur. Encore
faudrait-il que son sens catholique soit précisément assez exercé pour ne pas
mettre en équivalence, dans son approbation ou dans son désaveu, des actes
diplomatiques avec un magistère religieux, et que, dans la cité temporelle des
catholiques politiquement agissant, il ait acquis l’habitude de quelque courage
civique.
D’une opinion publique catholique
Une telle position du problème de la conscience catholique est, on le voit, à
l’antipode de celle qui postule que « la religion est affaire privée ». Précisément
parce que l’Église ne peut se désintéresser des affaires du monde (et les plus
anticléricaux l’appellent constamment à s’en mêler) nous devons lui donner
le secours et le contrôle d’une opinion publique catholique là où par nécessité
vitale elle se compromet dans les jugements empiriques des hommes.
En vain essaierait-on de déformer mes paroles. Je n’évoque rien ici qui
atteigne le magistère religieux et la discipline des fidèles comme tels. Je parle
d’actes politiques. J’ajoute que le fidèle aura toujours le souci, dans sa réflexion
critique sur de tels actes, de faire la part des limites de son information, et de
ne pas atteindre indirectement l’autorité spirituelle de son Église. Mais rien en
cela ne l’incite à mettre un voile à sa lucidité ou des entraves à sa franchise sur
le terrain des moyens politiques, que les Encycliques se sont toujours refusé
d’imposer, sauf à définir des exclusives de principes.
*
Deux faits récents nous permettront d’illustrer ces réflexions, dont il serait
vain de dissimuler qu’ils les ont eux-mêmes provoquées.


Articles d’Emmanuel Mounier dans Le Voltigeur (1938-1939)

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Vendredi Saint 1939
Le jour du Vendredi Saint, ce même jour où jadis le plus rude conquérant
respectait la trêve de Dieu, l’armée de la nation la plus catholique d’Europe (par
le chiffre de ses fidèles) se livre à une agression brutale et à un détournement de
territoire au détriment d’un petit peuple désarmé. Deux jours après, en la fête
de Pâques, le chef de la chrétienté prononce une allocution, d’ailleurs prévue
antérieurement aux faits. En termes très généraux, il appelle les peuples à la
paix. En termes plus précis, il condamne les violations à la parole donnée. Le
monde douloureusement surpris n’entend pas un seul mot de sa bouche sur ce
Vendredi Saint sanglant.
Rien ne nous autorise à ne pas mettre les choses au meilleur.
L’exceptionnelle qualité du Pontife nous y engage même. On peut donc supposer
que le Souverain Pontife a fait connaître son sentiment, dans le secret, à qui
de droit. Qu’il mène, comme on le dit de bouche à oreille, une intervention de
grand style auprès du Quirinal pour détourner l’Italie de l’aventure allemande.
Qu’il estime cette action discrète plus efficace qu’un discours spectaculaire.
Seulement, il y a les peuples, Saint-Père, et non pas seulement les Grands ;
les peuples abreuvés d’abandon. Il y a ces masses de chrétiens qui, pour moitié,
s’habituent à la violence à force de ne la plus voir excommunier, et pour moitié
baissent la tête et avalent leur humiliation quand ils entendent le chef d’une
ploutocratie prononcer les calmes anathèmes qui, jadis, relevaient du chef
de la chrétienté. Il y a ces nombreux incroyants qui, dans les derniers mois
du règne de votre prédécesseur, désarmant leurs haines, abandonnant leurs
préjugés, voire quelques amertumes justifiées (je parle de ceux seulement qui
furent sincères), tournaient une immense espérance vers le siège de Pierre ; ces
incroyants qui, parfois par un contre-sens que nous avons dénoncé, souvent par
un élan sans détours, ont souhaité votre élection même avec autant de ferveur
anxieuse que votre peuple chrétien. J’ignore ce que la sagesse politique vous
commandait en l’occasion, et n’en décide pas. Je mesure tout le ridicule qu’il y
aurait pour un fidèle à se substituer à la conscience pontificale. Mais ce que je
sais, ce pour quoi j’ai compétence et devoir de parler à ma place de fidèle, c’est
que le scandale, par le silence, est entré dans des milliers de coeurs. Et qu’il n’est
pas bon que ce scandale-là arrive. Je n’ai pas qualité pour juger s’il n’était que
l’inévitable tribut d’une heureuse diplomatie.
Libres observateurs dans la cité des hommes, à un Pontife qui se demande
sans doute, dans l’angoisse d’un débat intérieur, s’il doit choisir la négociation
ou l’héroïsme, peut-être les fidèles du dedans et les demi-fidèles du dehors


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peuvent-ils apporter un élément de décision en lui disant combien le suivraient
irrésistiblement dans les voies de l’héroïsme s’il arrêtait de s’y engager.
Choses d’Espagne
Huit jours après ce premier message, l’allocution aux catholiques d’Espagne
devait accroître notre désarroi. Il ne s’agissait plus de silences, mais d’affirmations.
Votre Sainteté félicitait « la partie saine du peuple espagnol » d’être
entrée en guerre « pour défendre l’idéal de la foi et de la civilisation chrétienne
». Elle exaltait les « très nobles sentiments chrétiens dont ont donné
des preuves évidentes le chef de l’État et tant de fidèles collaborateurs ». Elle
estimait que le procédé employé pour arracher l’Espagne aux forces dissolvantes
est « la preuve la plus élevée » que l’on puisse donner de la suprématie de la
religion et de l’esprit. Elle croyait bon, enfin, de rapprocher cette croisade de
l’évangélisation du Nouveau Monde, au xvie siècle, par les mêmes conquérants
espagnols.
Comment, connaissant certains faits qui, sans doute, ont eu quelque mal
à franchir le cordon douanier dressé par l’Empire fasciste autour de la Cité
vaticane, comment ne pas avouer son trouble ? Oh ! je sais ce que l’on va dire !
Que nous demandons l’indulgence pour les tueurs de prêtres et les brûleurs
d’églises, comme s’il suffisait pour être leurs complices de ne pas vouloir s’allier
aux bombardeurs d’enfants ! Que nous faisons le jeu du communisme, comme si
la révolte de Franco, de l’aveu des conservateurs eux-mêmes (nous ne l’eussions
pas cru sans leur témoignage peu suspect), n’avait pas créé le communisme de
toutes pièces en Espagne, en provoquant l’aide de Moscou et la reconnaissance
d’un peuple généreux ; comme si, selon les paroles mêmes d’un enquêteur des
Études, les fourriers les plus directs du communisme n’étaient pas les régimes
totalitaires.
Laissons là ces querelles de Germains. Engagées comme étaient les choses,
le Vatican ne pouvait pas, il va de soi, bouder Franco. Il ne s’agissait même pas,
après sa victoire, de garder une sorte d’abstention entre les deux camps, comme
l’Osservatore Romano le fit un jour par un communiqué célèbre, si un autre de
ses collaborateurs déclara pus tard cette position impossible. La force ayant fait
son oeuvre, on conçoit que le Souverain Pontife insistât sur le mal évité plus que
sur le mal accompli, et, en consacrant le vainqueur, l’engageât, par sa confiance,
à se détourner de l’alliance nazie et du pouvoir totalitaire. Était-il souhaitable
qu’il le fasse en ces termes, voilà sous sa forme la moins passionnée la question
que se posent, avec beaucoup d’autres, quelques coeurs chrétiens.
Articles d’Emmanuel Mounier dans Le Voltigeur (1938-1939)

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Était-il souhaitable que, même par simple prévention, puisse être exclu de
« la partie saine du peuple espagnol » l’immense effort syndical chrétien du
peuple basque, qui a barré la route au communisme en Euskadi au prix de douze
morts (vous voyez, généralissime, le prix n’est pas lourd quand on offre ses
morts et non pas la mort des autres) ; avec lui le clergé basque ; un Irujo, dont on
sait l’admirable travail comme ministre de la Justice pour étouffer de l’intérieur,
en première ligne et à ses risques les « forces dissolvantes » mêlées au camp
républicain ; enfin tous ces combattants et ces morts obscurs, bien étrangers au
monde des politiciens, dont l’adversaire lui-même a salué le courage désespéré ?
Est-il assuré, si le prosélytisme de certains franquistes ne fait pas de doute,
que les phalangistes athées, les généraux franc-maçons, le capitalisme de Juan
March, les mercenaires marocains, et cette noblesse pourrie qui resta si longtemps
et revient comme une plaie sur l’Espagne, se soient coalisés premièrement
« pour défendre l’idéal de la foi et de la civilisation chrétienne » ?
Tant de discours haineux, le refus des trêves de Noël, les bombardements de
villes ouvertes ‒ dont non seulement les communistes, Saint-Père, mais l’univers
entier s’est indigné, M. Chamberlain lui-même du temps qu’il était fort
distrait, ‒ une répression dont Bernanos a découvert l’horreur, est-ce là un si
beau trophée de « très nobles sentiments chrétiens » ? Et tout cela, en effet,
n’évoque-t-il pas d’un peu trop près l’évangélisation des conquistadores, contre
laquelle du moins, en Espagne même, s’est dressée à l’époque une des plus
courageuses levées de théologiens que l’histoire ait jamais connues ?
Nous sommes peut-être de très mauvais diplomates. Nous faisons peut-être,
en soulevant ces problèmes, ce qu’on appelle une erreur tactique. Mais nous
pensons à autre chose. Nous pensons que nous allons bientôt, au train où vont
les choses, être appelés à mourir, par la culbute générale de tous les désordres
du monde, de ceux qui se dressent contre l’homme chrétien, et de ceux que
l’homme chrétien a fabriqués par ses silences et par ses lâchetés. Eh bien, ‒ nous
nous adressons cette fois au pasteur, Saint-Père, ‒ faisant le compte de tous nos
abandons et de toutes nos complaisances de chrétiens, très peu fiers de notre
passé plus nous ouvrons les yeux sur nos devoirs présents, nous n’aimerions pas
mourir sans avoir plaidé, devant vous, l’abandon de tous ceux que votre silence,
involontairement, a enfoncés un peu plus avant dans leur détresse : ces bergers
albanais, qui vont goûter aux beautés du régime centralisé et du pas romain à
cinq ans ; ce pauvre peuple espagnol, abandonné jusqu’à l’hystérie criminelle
par le pharisaïsme et l’égoïsme de ceux mêmes qui se présentent à Votre sainteté
pour des soldats de Dieu, et qui va recevoir les Huit Béatitudes, de leurs mains,
sous les espèces de la Terreur blanche ; ces prêtres basques que j’ai vu pleurer,


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l’autre jour, en murmurant par-dessus leur détresse des paroles d’affection pour
votre personne ; mes amis incroyants, qui apercevaient des lueurs de la splendeur
chrétienne, et qui se sentent rejetés dans leur méfiance héréditaire. Je ne
puis rien pour eux, que parler. Nous n’aurions rien demandé pour eux, que
quelques paroles. Car il arrive aussi que la Parole vivifie.

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ENTRETIEN D’EMMANUEL MOUNIER
À CRONACHE SOCIALI
(1949)
C’est en 1949 qu’Emmanuel Mounier entame un troisième voyage en Italie
(après ceux de 1936 et de 1947). Dans ce pays qui sort de plus de vingt ans de
fascisme, l’effervescence et le dynamisme intellectuels de l’après-guerre poussent les
chrétiens à se réapproprier l’espace politique et à se structurer, en vue notamment
de préparer les contenus de la future constitution italienne. La nouvelle république
parlementaire est proclamée en juin 1946, après un référendum très disputé, et prise
en main par la Démocratie chrétienne, créée en 1942 par Alcide de Gasperi, et
par le puissant Parti communiste italien, dirigé depuis 1938 par Palmiro Togliatti.
Dans ce contexte, à la fois de renaissance de la démocratie italienne, et
de montée en puissance des réseaux intellectuels et politiques chrétiens, Mounier,
toujours directeur d’une revue Esprit « refondée 1 », accorde un entretien à Cronache
sociali. Cette importante revue, dont le premier numéro date du 30 mai 1947,
comptait parmi ses animateurs des intellectuels de premier plan comme Giuseppe
Dossetti, Amintore Fanfani, ou encore Giorgio La Pira, amicalement qualifiés de
« professorini ». Elle incarnera la position la plus moderne et la plus avancée du
catholicisme engagé italien. Le personnalisme est d’ailleurs un pilier de cette revue,
comme il le sera des principales commissions de travail chargées de penser la
future Constitution, où Mounier aborde les thèmes qui le préoccupent : l’avenir de
la jeunesse de l’après-guerre, ou la place singulière de l’Europe dans le contexte
de la Guerre froide en train de naître.
Le directeur d’Esprit débat surtout de la question cruciale du dialogue entre
christianisme et communisme, et le rôle équivoque, pour la grande majorité des
1. Paul Grémion, « Mounier et Esprit dans l’après-guerre », Emmanuel Mounier, l’actualité d’un
grand témoin, t. I, Parole et Silence, 2003, p. 93.


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catholiques, des chrétiens progressistes 2. Pour Mounier au contraire, communisme et
christianisme sont « liés l’un à l’autre comme Jacob avec l’ange 3 ». Ce qui lui vaudra
de croiser le fer avec le P. Gaston Fessard sur cette main tendue au Parti communiste,
dans lequel le philosophe ne voyait pas le Diable, mais plutôt une « fraternité
de combat ». Ce dialogue, ce « temps du progressisme chrétien 4 » essentiellement
engagé par des laïcs, le Vatican l’interromps début 1949 : Pie XII demande en effet
réparation pour les « très graves pêchés de l’athéisme », annonçant par anticipation
la condamnation des prêtres-ouvriers.
Malgré tout, l’attention soutenue portée à l’aventure de l’Union des chrétiens
progressistes, crée en février 1947 par des chrétiens favorables à une alliance avec
le Parti communiste français – comme André Mandouze –, montre la très grande
capacité de dialogue et d’affrontement de Mounier, lui qui a « toujours abordé les
gens et les choses par le haut 5 », son souci sincère de l’amélioration du sort de la
classe ouvrière, lui qui n’est pas dupe non plus, ayant parfaitement compris que le
communisme a, intrinsèquement, une portée totalitaire 6. Mais, précisément, c’est
par un engagement plus affirmé, plus dévoué, plus radical des catholiques français
dans la fraternité et la lutte contre les injustices que l’aberration, selon Mounier, que
le « monde se fait en dehors d’eux 7 » cessera. Plus que jamais, l’appel à l’engagement
guide un Mounier combatif, résolument décidé à faire bouger les lignes, et à
pousser ses coreligionnaires à incarner une véritable attention au Frère.
Afin de prolonger cette réflexion autour de Mounier en Italie, lire le dernier
opus de Giorgio Campanini, Mounier, Eredità e prospettive, monographie très
complète parue en 2012 à Rome. Grand connaisseur de l’oeuvre de Mounier,
Giorgio Campanini, ancien professeur d’Histoire et de théorie politique dans différentes
universités de renom, fait partie de ses chercheurs qui n’hésitèrent pas aussi
à « travailler » le personnalisme, à le garder vivace et pertinent pour aujourd’hui, et
à faire de ce dernier un point de repère pour comprendre le monde d’aujourd’hui,
notamment la crise du sens qui l’agite.
2. Cf. E. Mounier, Feu la chrétienté (1950), et la troisième partie des Certitudes difficiles (1951).
Par ailleurs, Esprit consacre de nombreux articles à ces controverses.
3. Cf. Feu la chrétienté (1950), in OEuvres, t. III, Le Seuil, 1962, p. 614.
4. Cf. À la gauche du Christ : les chrétiens de gauche en France de 1945 à nos jours, D. Pelletier et
J.-L. Schlegel (dir.), Le Seuil, 2012, p. 27.
5. Jean-Marie Domenach, Emmanuel Mounier, Le Seuil, 1972, p. 180.
6. Cf. Michel Barlow, Le socialisme d’Emmanuel Mounier, Privat, 1972, p. 153.
7. Yvon Tranvouez, Catholiques d’abord, approches du mouvement catholique en France, Éditions
ouvrières, 1988, p. 181-182.

 

Entretien d’Emmanuel Mounier à Cronache sociali (1949)

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On lira par exemple avec profit la quatrième partie de l’ouvrage, entièrement
consacré à l’influence du directeur d’Esprit sur la culture italienne, à travers trois
figures de la pensée italienne, Felice Balbo, Adriano Olivetti et Ettore de Giorgis.
Le livre de Campanini aborde d’ailleurs en fin de troisième partie le présent entretien,
qui, d’après lui, « n’a aucun équivalent en français 8 », hypothèse confirmée
par son absence dans la bibliographie des oeuvres de Mounier répertoriées dans
le tome IV des OEuvres 9.
Didier da Silva
Chronache Sociali : Pourriez-vous me donner une vue d’ensemble du climat spirituel
de la France de 1949, particulièrement ce qui touche à la jeunesse ?
Emmanuel Mounier : Vous voulez certainement parler de la jeunesse intellectuelle.
Il ne me semble pas nécessaire de revenir sur les tristes réalités qui
divisent la jeunesse en deux camps : d’une part une jeunesse prisonnière des
nécessités de la vie quotidienne, et qui n’a d’autre solution pour se réaliser et
exister, que de travailler, et une jeunesse intellectuelle qui s’interroge beaucoup.
Cette dernière essaie de le faire, mais elle ne le peut pas, car ses conditions
d’existence l’en empêchent en partie et l’isolent, en l’éloignant des préoccupations
courantes. Sa voix n’est donc qu’imparfaitement représentative. Si je mets
de côté l’internationale des indifférents et celle des réalistes, ceux pour qui la
réussite individuelle représente le summum de la signification du succès de la
comédie de la vie, je distinguerais trois groupes dans cette jeunesse pensante :
les désintéressés, les stoïques et les croyants. On se libère trop vite des premiers,
en disant qu’ils ont choisi l’évasion, la fuite. On ne met en lumière que l’aspect
superficiel de ce groupe. Il faut au contraire y voir un mouvement plus profond.
Après 1930, des intellectuels, des écrivains et des artistes se sont rendu compte
d’une certaine fracture entre leurs occupations et les grands drames du monde
contemporain 10. À partir de ce moment, et bien avant la guerre, nous avons
commencé à parler à Esprit de l’engagement (en français dans le texte), d’une
nécessaire implication des intellectuels. Après la Libération, Sartre a repris
ce thème. Mais l’engagement est en train de s’estomper dans la mesure où il
est resté à l’état de théorie, sans effets pratiques, et a servi de prétexte à une
8. Op. cit., p. 218.
9. Cet entretien a été initialement repris dans le livre Emmanuel Mounier, Attualità del personalismo
comunitario et traduit dans le BAEM en 1987 (n° 67), mais sans apparat critique.
10. Citons par exemple le Comité de vigilance des intellectuels antifascistes, crée en 1934, suite
aux évènements du 6 février sous la houlette d’Alain, de Paul Rivet et de Paul Langevin.


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forme de caporalisation où l’intellectuel abdiquait sa dignité. C’est en réaction
à cet abus que les nouvelles générations ressentent parfois le besoin de
retrouver le monde de l’art pur, de la pensée désintéressée, de la littérature sans
arrière-pensées (sic) : d’où le grand succès de la peinture dite « abstraite 11 », la
tentative de reprise du surréalisme 12, et le déclin de ceux que l’on a appelé les
« poètes de la Résistance 13 ».
Chronache Sociali : L’explication de cette réaction ne résiderait-elle pas plutôt dans
le besoin de se protéger d’un monde qui semble chaque jour plus oppressant ?
E. Mounier : Oui et non. Le drame de notre temps, transposé, pénètre dans
des régions apparemment éthérées. Croyez-vous que les silhouettes défaites de
Picasso n’expriment pas, comme les photographies hallucinantes des camps de
concentration, l’obsession et le mépris d’un monde qui se moque du visage de
l’homme ? Et la résistance de ce peintre au « réalisme », son refus provisoire
de la forme immédiatement visible, semblable à une fuite, traduit peut-être une
attitude de respectueuse discrétion face au monde en train de naître, un refus
d’importuner sa création avec du déjà vu. Mais seule une indiscutable puissance
créatrice justifie un tel portrait de l’esprit ; beaucoup, qui ne sont pas que
des consommateurs de culture, sous prétexte de « pureté », d’« autonomie de
l’esprit », de « fidélité à l’Éternel », ne font que fuir leur devoir d’homme dans
un monde angoissé. Je me méfie de ces abstentionnistes, de ces « apolitiques »
de tout poil : il y a parmi eux trop de déserteurs.
Chronache Sociali : Et qui sont alors pour vous les « stoïques » ?
E. Mounier : Je pense à Sartre et aux existentialistes de son obédience (il
convient de mettre complètement à part les existentialistes chrétiens ; il arrive
que leur existentialisme se déleste un peu de christianisme, mais leur christianisme
ajoute beaucoup de poids à leur existentialisme) 14. Pour eux, le monde a
perdu sa signification. Mais ils possèdent encore une forme d’aristocratie désespérée
du coeur. Ils cherchent alors, dans l’absurdité universelle, une philosophie,
ou plutôt une morale et une pratique ayant quelque vigueur. Ils se considèrent
comme des démoralisateurs. Mais là n’est pas vraiment la question. Leur philo-
11. Allusion probable à l’École de Paris, représentée à l’époque par Alfred Manessier, Jean Bazaine
ou Nicolas de Staël.
12. André Breton, en exil aux États-Unis, est revenu en mai 1946 en France, où il reconstitue avec
succès un nouveau groupe surréaliste.
13. Allusion à Robert Desnos, Paul Éluard et Louis Aragon, que Mounier éreinte dans sa correspondance
(cf. Mounier et sa génération, Parole et Silence, 2000, p. 412).
14. Mounier a publié cette même année 1947 chez Denoël Introduction aux existentialismes.
Entretien d’Emmanuel Mounier à Cronache sociali (1949)

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sophie sans espoir démoralise, en effet, dans le sens où elle mine tous les piliers
traditionnels de la vie spirituelle ; mais seule une petite fraction d’entre eux –
Boris Vian, Jean Genet 15 – se complaît à avilir et à tourner en dérision le visage
désespéré de l’Homme. La majorité d’entre eux tente (comme Sartre à l’heure
actuelle) de créer une « morale du risque »… N’oublions pas que c’est le même
type de désespoir qui a jeté la jeunesse allemande dans l’ivresse national-socialiste.
S’il n’y a rien de constant dans l’Homme, rien d’irréductible, rien de sacré,
où passera, et qui rappellera la frontière de l’inhumain ?
Chronache Sociali : Ceux que vous appelez les croyants seraient donc ceux qui ne
sont pas plus satisfaits du seul jeu de l’esprit que du courage du désespoir, mais qui croient
en un destin rationnel et organisé, et bien organisé qui plus est ?
E. Mounier : Oui, et la foi en l’Homme se focalise aujourd’hui sur deux
termes antinomiques, et dans ces deux termes presque exclusivement : communisme
et christianisme. Vu de l’extérieur, tout n’est qu’opinion humoristique et
ironie, à l’exception de petits groupes très isolés bien que très actifs, derniers
vestiges des anciennes grandes familles spirituelles, en voie de disparition. Je
ne dis pas non plus que cette situation est définitive, et j’espère pour ma part
que d’autres familles humanistes renaîtront, à la place traditionnelle qui est la
leur. Mais aujourd’hui, seuls le communisme et le christianisme représentent,
surtout pour nous, l’espérance des hommes. Le premier, surtout à travers son
rayonnement dans la jeunesse, tente de retrouver les accents de l’ancienne tradition
ouvrière française, et de conjurer le sort qui a fait de l’URSS le premier
pays « socialiste ». Il est clair que beaucoup de jeunes Français qui ont participé
à la Résistance, ou qui sont revenus des camps de concentration, sont
allés au communisme, non comme vers un conformisme, mais avec la volonté
de le rénover 16. La forte croissance du communisme dans la France de l’aprèsguerre
17 est peut-être due à l’effet d’une générosité naïve 18, mais ne croyons
pas que cela marque un abandon. D’autre part, nous ne savons pas où de telles
expériences provisoires mènent les hommes de valeur : ils s’impliquent dans
15. Allusion probable à L’écume des jours pour l’un, publié en 1947, et à la pièce de théâtre Les
bonnes, jouée la même année, pour l’autre.
16. Cf. Feu la chrétienté : « Le militant communiste révèle souvent un sens de Dieu plus authentique,
bien qu’innommé, que celui qu’entretient l’habitude défaillante chez le propriétaire
bien pensant. »
17. Lors des élections législatives de 1945, le Parti communiste français obtient plus de 26 % des
voix, score amélioré un an plus tard, avec 28,3 % des suffrages, devenant ainsi la première
force politique du pays.
18. Cf. Mounier et sa génération, p. 403-404.


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un avenir imprévisible. Quant au christianisme, il connaît, surtout auprès des
élites, une grande vitalité. Cela faisait bien longtemps qu’il n’y avait pas eu
autant d’initiatives et de structures pour repenser la place du christianisme dans
le monde et les problématiques complètement nouvelles qui lui sont posées. Si
la France est distancée sur certains aspects, je crois qu’elle possède aussi des
équipes (en français) de théologiens et de cinéastes qui incarnent une avantgarde
aux yeux du monde.
Chronache Sociali : Le christianisme et le communisme semblent être deux métaphysiques
incompatibles. Un contact est-il possible entre ceux que vous nommez les « deux
groupes de croyants » ?
E. Mounier : En l’état actuel des choses, je n’en vois pas la possibilité.
L’Église vient justement de rappeler aux « chrétiens progressistes » éparpillés
ici ou là, spécialement en France et en Italie, que la confusion n’aide en rien
à régler ces problèmes. Mais il ne faut pas non plus désespérer du fait que des
chrétiens reprennent héroïquement le flambeau du mouvement d’émancipation
et de justice sociale : et cela changerait bien des choses.
Chronache Sociali : N’est-ce pas justement l’objectif que vous poursuivez, avec la
revue Esprit et la pensée personnaliste ?
E. Mounier : Oui, à ceci près que, dans un cadre strictement français, nous
faisons collaborer à Esprit des chrétiens et des non-chrétiens. Le marxisme nous
a poussé à reconnaître que depuis deux siècles, le « spirituel » a déserté les
problèmes matériels, et s’est attaché à sauvegarder les conquêtes bourgeoises
de la Révolution française, d’abord contrecarrées. La bourgeoisie française a
été matérialiste et voltairienne jusqu’en 1848, y compris sous la Restauration,
et sous les auspices de la Sainte Alliance 19. Cette bourgeoisie s’est convertie
pour moitié à un christianisme plus ou moins formel, pour moitié à un spiritualisme
sans consistance, par peur du socialisme. Le spirituel, et particulièrement
le spirituel chrétien, n’en sont pas sortis grandis. Nous avons commencé par
l’annonce de « la rupture du spirituel et du réactionnaire », qui, pour certains,
est « l’échec de l’ordre chrétien et du désordre établi », et nous nous sommes
attelés à explorer, dans toutes ses exigences matérielles et institutionnelles, la
crise du monde contemporain. Il faudrait retrouver le moment à partir duquel
Marx et Kierkegaard se sont séparés, rompant ainsi la clé de voûte de la révolu-
19. Cf. l’alliance formée le 26 septembre 1815, et après le Congrès de Vienne, entre les trois
monarchies victorieuses de la France napoléonienne, afin de prévenir d’autres types d’expériences
révolutionnaires. Cette alliance, qui comprenait la Russie, l’Empire d’Autriche et le
Royaume de Prusse, prit fin en 1825.
Entretien d’Emmanuel Mounier à Cronache sociali (1949)

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tion socratique du xixe siècle. Effort révolutionnaire, mais également effort de
tradition, parce qu’il s’agit d’inventer une nouvelle manière de réunir de grandes
traditions par-delà les divergences.
Chronache Sociali : Vous croyez donc au destin libérateur de l’humanité ?
E. Mounier : Oui, et à un sens de l’Histoire non définie dès le départ par
une fatalité sans recours, ou par une Providence inflexible, mais proposée à nos
volontés libres, et qui pousse lentement avec elles la roue des évènements. Il
est donc nécessaire de retrouver le visage de l’Homme et un sens à ses actes.
Je dirais volontiers qu’il s’agit de bâtir l’univers de la liberté par la maîtrise de
soi. La première condition intègre l’immense effort de l’homme sur la matière
et la nature à travers le travail et sa forme moderne : la technique. Dans un livre
publié récemment 20, je dénonce « la petite peur du xxe siècle » qui s’oppose à
la science, à la technique, au monde du travail, par simple paresse de l’imagination.
Mais le génie européen n’a pas encore suffisamment pensé la maîtrise de
soi, dont on se préoccupe beaucoup plus en Orient, et son oeuvre ne sera pas
viable s’il ne fait pas un effort identique en ce sens. De sorte que, sans rejeter le
développement matériel et « socialiste » du monde, nous ferons en sorte qu’il
ne devienne pas une nouvelle forme d’oppression de l’homme par l’homme.
Chronache Sociali : Donc si je comprends bien, le personnalisme n’est pas qu’une
réaction de défense contre le monde moderne, il est aussi une attitude positive vis-à-vis de
ce dernier ?
E. Mounier : Non, ce n’est pas un optimisme comme celui que nous avons
connus ces deux derniers siècles. La condition humaine est une condition
dramatique, toujours travaillée, toujours exposée et fragile quant à ses acquis.
Denis de Rougemont, disciple de Guillaume d’Orange, aime quant à lui parler
de pessimisme actif 21. Moi, je définirais plutôt le personnalisme comme un
optimisme tragique 22. L’humanité a un sens et suit une progression : l’idée de
progrès est une idée chrétienne. Mais elle ne progresse pas comme dans une
fable. L’échec est bien souvent à court terme ce qui la caractérise, mais elle finit
à long terme par réussir. Il n’y a de toute façon pas de salut dans des retours
20. C’est-à-dire en 1949, à Neuchâtel aux éditions de la Baconnière, et à Paris, au Seuil, dans
« Les Cahiers du Rhône ».
21. Allusion à la 2e partie, « Principes d’une politique du pessimisme actif », de Politique de la
personne ( Je sers, 1934) de D. de Rougemont (1906-1985), essayiste suisse, non-conformiste
dans les années 1930, proche d’Esprit.
22. Cf. Emmanuel Mounier, « Pour un temps d’apocalypse » (1946), repris dans La petite peur
du xxe siècle (1949), OEuvres, t. III, p. 347.


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nostalgiques et dans des mythes fabriqués, mais plutôt dans la présence à ce
monde-ci, et dans l’invention d’un monde au visage renouvelé qui doit surgir.
Les choses éternelles trouvent par elles-mêmes leur éternité : préoccupons-nous
d’assurer leur présence.
Chronache Sociali : Voyez-vous un rapport entre ces idées et la mission de l’Europe ?
E. Mounier : Je n’aime pas qu’on attache trop étroitement une idée à un
territoire. La « pensée occidentale », la « pensée européenne », c’est très difficile,
et dangereux à définir. Le christianisme européen a sa matrice en Palestine.
L’URSS suit une Allemagne formée à Paris et à Londres. Je crois seulement
quant à moi qu’entre un communisme dont le centre de gravité se déplace
toujours plus vers l’Asie, et une technocratie philanthropique toujours renouvelée,
ingénue et brutale comme les États-Unis d’Amérique, l’Europe a un grand
rôle d’inspiratrice à jouer. Cette Europe ne doit pas constituer un tiers monde,
replié sur lui, mais un trait d’union et une source de vie. Elle peut, et elle doit
faire en sorte que les États-Unis et l’URSS ne s’affrontent pas dans une guerre
dévastatrice, ni ne s’unissent – autre danger dont on parle peu – dans une même
technocratie impitoyable dans laquelle serait détruite la substance précieuse de
plusieurs générations.
Chronache Sociali : Apercevez-vous en Italie des forces qui semblent travailler dans
ce sens ?
E. Mounier : Ce qui nous frappe en Italie, dans cette période où l’idéologie
cristallise toutes les prises de positions, c’est la fluidité que le génie italien
conserve face aux poses et aux idées. Ce que représentent un Vittorini 23 ou un
Gramsci 24, c’est-à-dire l’effort lucide, bien que limité, du vieux Parti d’Azione 25,
peut être le germe du renouvellement de la gauche traditionnelle. Nous espérons
23. Elio Vittorini (1908-1966) : romancier italien, résistant antifasciste, directeur littéraire des
éditions Einaudi où Mounier vient de faire traduire, en 1948, Qu’est-ce que le personnalisme ?.
Il fut aussi directeur du quotidien communiste l’Unità.
24. Antonio Gramsci (1891-1937) : fondateur du Parti communiste italien en 1921, dont il fut
un « intellectuel organique », cet antifasciste, théoricien du marxisme, a axé sa réflexion sur
l’éducation des travailleurs, le rôle des intellectuels dans la société et la critique du principe
de l’hégémonie culturelle de la classe dirigeante sur les sociétés industrielles capitalistes.
25. Littéralement « Parti d’action », et souvent abrégé PdA. Crée en 1853 par Giuseppe Mazzini,
républicain et patriote combattant pour l’unité italienne, ce parti sera actif jusqu’en 1867.
Renaissant en 1942 sous le même nom dans l’optique de réunir les antifascistes non communistes
et non catholiques, il échoue en 1947 dans sa tentative laïque et socialiste modérée
d’exister face à la bipolarisation politique de l’Italie autour de la Démocratie chrétienne et
du Parti communiste italien.
Entretien d’Emmanuel Mounier à Cronache sociali (1949)

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également que les catholiques italiens, qui sont dans une situation différente de
celle où se trouvent les français, sauront trouver la manière d’affirmer et de vivre
leur catholicisme dans l’indépendance vis-à-vis de tous les partis politiques.
Chronache Sociali : Il a beaucoup été question, cet hiver, en Italie et en France, de
l’attitude des chrétiens progressistes. Auriez-vous quelques précisions à apporter à ce sujet ?
E. Mounier : On en a trop parlé, et souvent pas de manière très juste. Trop,
parce que certains cercles politiques, pour des motifs politiques en rien religieux
(comme par exemple le quotidien radical l’Aurore 26), ont voulu donner
à l’Église l’impression que les chrétiens progressistes étaient un mouvement
important en France et représentaient le point de vue de toute une tendance
qui adoptait leurs positions quoique de manière tacite. Certes, les chrétiens
progressistes ont repris la critique du capitalisme faite avant eux 27, sous une
forme déjà radicale, à travers d’autres cercles chrétiens ; comme ceux-ci, ils ont
mis en évidence l’urgence des questions que le communisme pose au monde
occidental et plus particulièrement au monde chrétien. Ceux qui ne veulent
ni entendre cette critique, ni se souvenir de cette urgence, ont pris l’habitude
d’appeler « communistes » tous ceux qui la soulignent avec force et obstination.
Mais l’esprit catholique est un esprit de vérité et un esprit de fermeté, et
il ne doit pas tolérer de confusions partisanes, ni à droite ni à gauche. Les chrétiens
progressistes sont un mouvement politique qui a affirmé, au moins à un
moment donné, que l’adhésion au parti communiste ou la collaboration totale et
permanente avec sa politique était la conséquence immédiate des exigences de la
foi chrétienne. Cette position a été adoptée par eux, et par eux seuls (plus exactement,
par une partie d’entre eux 28), et a été très critiquée par tous les milieux
chrétiens 29 qu’on veut aujourd’hui rendre solidaires avec eux selon une coutume
que nous connaissons bien en France, parce qu’elle a été inventée par l’Action
Française et qui est encore en vigueur chez ses partisans. On a été surpris de
voir écrit par des plumes catholiques que cette affirmation de l’importance et du


26. Mounier écrit même que « l’athéisme de l’Aurore est plus évident que celui de l’Humanité »
(Feu la chrétienté, p. 613).
27. Cf. E. Mounier, « Le communisme devant nous » (1946), 3e partie des Certitudes difficiles,
p. 114-141.
28. Mounier se réfère probablement à la publication, en 1947, du Manifeste des chrétiens progressistes
qui explique que le Parti communiste est le seul moyen de défendre la classe ouvrière.
D’abord critiqué par Mounier, ce manifeste recueillera finalement son soutien un an plus tard
dans le Manifeste de l’Union des chrétiens progressistes (cf. André Charron, Les catholiques face
à l’athéisme contemporain, Fides, 1973, p. 173).
29. Notamment par Étienne Borne, Jean de Fabrègues, Francisque Gay…


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devenir du mouvement ouvrier, de la nécessité des reformes de structure, etc.,
n’est pas autre chose que l’établissement des fondations à partir desquelles ces
chrétiens progressistes, ou les communistes, ne font que tirer les conséquences
de leur engagement. Se rend-on compte qu’une position aussi critique ne fait
que reproduire la perspective qu’on leur reproche, à savoir que seul le communisme
aurait une réponse aux préoccupations de notre temps ? L’existence d’une
multitude de mouvements de recherche, particulièrement chez les catholiques
français, autant au plan ecclésial que temporel, signifie clairement qu’ils refusent
cette conclusion. (Et c’est leur rendre justice de dire que les chrétiens progressistes
font, en ce moment, un effort louable pour la reconsidérer). Il est évident
que n’importe quelle recherche comporte toujours un danger, et un catholique
en recherche sera toujours heureux que les gardiens de la foi lui rappellent les
risques encourus. La règle Sentire cum Ecclesia 30 s’applique aussi bien aux avantgardes
qu’aux masses catholiques. Chaque chrétien cherchant à comprendre sa
foi se trouve, dans un certain sens, dans une position d’avant-garde. Ce qui avantagerait
le communisme, ce n’est certes pas une Église vivante, flanquée d’une
légion d’explorateurs, explorateurs de l’esprit et explorateurs du temporel, mais
bien plutôt une Église qui cesserait, aussi absurde que cela puisse paraître, de
penser, d’inventer, d’aimer.
Comme vous voyez, il faut toujours se garder de penser à une guerre dans
les termes de la guerre précédente, à une époque dans les termes de l’époque
révolue. La jeune catholicité française est réellement en danger d’effervescence
de recherche. Mais elle est bien loin de tout esprit moderniste. Nous avons
appris à aimer la discipline avec les maîtres de notre génération. Nous avons fait
l’expérience que plus notre catholicisme était orthodoxe, plus il puisait dans les
profondeurs de la tradition, et plus il était ouvert. Le conservatisme, en général,
cherche à conserver tout au plus cent ans d’histoire : comme disait Péguy, c’est
la tradition qui est révolutionnaire. Nous ne sommes donc définitivement pas
pour les compromissions. C’est au contraire notre fermeté qui nous conduit à
ne pas masquer les grands drames de notre époque, ni les exigences formidables
de notre foi, ni son absolue indépendance à l’égard de quelque mouvement
politique que ce soit.
(Propos recueillis par Hubert de Rank,
annotés et traduits par D. da Silva avec Nestor Dosso 31)

30. Littéralement : « Sentir avec l’Église », série de règles tirées des Exercices spirituels de saint
Ignace de Loyola.
31. Un grand merci à Paul Andréo, professeur d’italien, pour sa relecture attentive.
Introduction

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DOSSIER
MOUNIER ET L’AFRIQUE


LA « TROISIÈME QUÊTE » AFRICAINE
DE LA PENSÉE D’EMMANUEL MOUNIER
Jean-François Petit
Ce dossier consacré aux études africaines récentes sur Mounier pourrait bien
être prémonitoire. N’assiste-t-on pas, en effet, à l’ouverture d’un troisième cycle
de réception de la pensée de Mounier dans les milieux africains ? On distingue
généralement une première réception de la philosophie de Mounier de son vivant
même. Celle-ci a influencé des personnalités aussi différentes que l’historien et
homme politique voltaïque Joseph Ki Zerbo ou le président du Sénégal Aboulaye
Wade et, plus généralement, les mouvements indépendantistes africains non communistes
1. On le sait, l’amitié entre le fondateur de la revue Présence africaine, Alioune
Diop, et le fondateur de la revue Esprit y est pour beaucoup. Il faut rappeler que
cette dernière s’était voulue d’emblée internationale et anticolonialiste, comme
en témoignent les articles d’Andrée Viollis et de Marcel Hornet sur l’Indochine 2.
Beaucoup d’anciens de l’Association des étudiants catholiques africains, comme
l’archevêque de Conakry, Mgr Tchidimbo, et des étudiants musulmans, comme le
ministre des Affaires étrangères de Léopold Sedard Senghor, Doudou Diam, resteront
fidèles à l’inspiration personnaliste.
Après les indépendances s’engage un deuxième cycle de réception de l’oeuvre
du fondateur d’Esprit, dont Georges Ngango, titulaire de la bourse Mounier en
1964, est très représentatif. Ce Camerounais, auteur d’une thèse intitulée La pensée
économique d’Emmanuel Mounier, se plaît, en 1965, à en montrer « l’actualité


1. Cf. Amady Aly Dieng, « Emmanuel Mounier et l’Afrique Noire », dans Guy Coq (éd.),
Emmanuel Mounier. L’actualité d’un grand témoin, G. Coq (dir.), Parole et silence, 2006,
p. 456-461.
2. Cf. A. Viollis, Esprit, décembre 1933 ; M. Hornet, Esprit, mars 1934.

DOSSIER
MOUNIER ET L’AFRIQUE


54

Jean-François Petit
africaine 3 ». Il faudrait dans cette période recenser les différents travaux qui ont
pu être menés dans différents registres : économie, éducation, philosophie politique,
théologie… L’heure est à la construction d’États-nations, dans une perspective
souvent socialiste et personnalisante. Les consonances africaines de la philosophie
personnaliste et communautaire sont relevées, au double titre de rempart contre les
idéologies, surtout marxistes, et de poursuite du dialogue avec le monde occidental.
Avec les travaux que nous présentons ici, une « troisième quête » de la philosophie
personnaliste semble s’esquisser. Les perspectives personnalistes sont intégrées
dans la recherche d’une voie entre « désarroi identitaire » et « renaissance » ou
« négrophobie » et « développement », comme le souligne très bien le Burkinabé
Jacques Nanéma dans un ouvrage collectif sur le bilan de l’Afrique cinquante ans
après les indépendances 4. Il n’est pas inutile ici de rappeler le rôle de l’AAEM dans
la naissance et le développement de l’APAM (Association personnaliste des Amis
de Mounier), fondée par Jean-Paul Sagadou, dont on trouvera ici une contribution.
On ne saura jamais assez souligner l’importance de moments décisifs de structurations,
comme le colloque « Éducation et citoyenneté : apports des intellectuels
au xxe siècle » de Ouagadougou en 2005 5. Avec la thèse de Roger Mpongo
sur l’avenir de l’Afrique à partir des philosophies de Marc Sangnier et d’Emmanuel
Mounier 6, les thèses d’Alfred Ouedraogo et Robert-Gérard Lawson, dont nous
publions ici des extraits, ainsi que l’étude très fouillée de Nadia Yala Kisukidi sur
l’influence de Mounier sur Senghor, sont l’indice d’une créativité interprétative qui
ne demande qu’à être amplifiée.


3. Cf. G. Ngango, « Actualité africaine de la pensée d’Emmanuel Mounier », BAEM, n° 27, 1966,
p. 33-39
4. Cf. J. Nanéma, « L’Afrique entre négrophobie et développement : du désarroi identitaire à
la renaissance », dans 50 ans après, quelle indépendance pour l’Afrique ?, M. Gassama (dir.),
Philippe Rey, 2010.
5. Cf. Yves Le Gall, « Retour de Ouaga », BAEM, n° 95, 2006, p. 52-53.
6. Cf. R. Mpongo, « Penser l’Afrique et son avenir avec Marc Sangnier et Emmanuel Mounier, la
voie du personnalisme communautaire », BAEM, n° 98, 2009, p. 44-46.

EMMANUEL MOUNIER
ET LA RENAISSANCE AFRICAINE
Le rêve d’une Afrique nouvelle
Jean-Paul Sagadou
Prêtre assomptionniste burkinabé, J.-P. Sagadou est le fondateur de l’Association
personnaliste des Amis de Mounier (APAM). Il a rédigé la préface, avec Jacques
Nanéma, de L’éveil de l’Afrique noire. Auteur de plusieurs ouvrages, il enseigne la
théologie à l’Institut Lavigerie de Ouagadougou.
En arrivant au pouvoir il y a quelques années, Tabo Mbeki, l’ancien président
sud-africain, entendait mettre son action politique sous le signe de la renaissance
de l’Afrique. Depuis 1998, se déroulent sur le continent africain des débats
intenses sur les nouvelles stratégies de développement. Dans son essence, la
Renaissance africaine doit permettre une éclosion des valeurs culturelles et des
systèmes de connaissance locaux, ainsi que le dynamisme des langues autochtones.
L’éducation, dans cette optique, doit aider à libérer les enfants, les jeunes
et les adultes de la domination mentale et psychologique 1.
Le concept de « Renaissance africaine » largement débattu en Afrique du
Sud a été favorablement accueilli par la plupart des intellectuels africains comme
un concept ouvert, capable de servir de référentiel à la construction d’une vision
d’indépendance vis-à-vis des puissances occidentales et des institutions financières
internationales (FMI, Banque Mondiale). Plusieurs panafricanistes y
avaient vu la possibilité d’un renouvellement du panafricanisme militant. Portée
par l’Afrique du Sud et toute l’aura politique et sociale de Nelson Mandela,
cette vision dans le contexte d’une accélération de la mondialisation néolibérale
pouvait être une opportunité de réarmement d’ensemble des populations


1. Voir la Déclaration de Johannesburg sur l’éducation pour tous (6-9 décembre 1999).

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africaines. La tentative de créer un vaste mouvement de développement avec
le NEPAD (Nouveau Partenariat pour le Développement de l’Afrique) s’inscrit
dans cette perspective de renaissance de l’Afrique et constitue comme un
lobbying intense auprès d’experts Africains pour leur faire accepter ce partenariat.
Le NEPAD se veut un outil unique de négociation collective des États
face au G8 et aux institutions financières internationales. On comprend donc
l’importance qu’on lui accorde dans la réflexion et les mobilisations sociales.
Faut-il considérer que l’Afrique a déjà trop vieilli pour ne pas être capable de
s’engager véritablement dans ce sens ? C’est vrai que l’habitude de la vie, les
dures conditions du travail, la recherche de la facilité n’engagent pas les hommes
à penser, dirait Mounier. Beaucoup n’ont pas le temps, ni les moyens, ni le
désir de penser, de réfléchir. Pourtant, je crois vraiment que c’est l’un des défis
majeurs lancé à notre génération. Car notre esprit est fait pour deviner, imaginer
des choses neuves et empêcher les désordres de prendre le visage de l’ordre. Il
est donc intéressant de voir en quoi le personnalisme d’Emmanuel Mounier
peut contribuer fructueusement à la renaissance du continent africain.
Le projet personnaliste d’une nouvelle civilisation !
Dans son grand projet de « Refaire la Renaissance », Mounier avait l’ambition
d’instaurer une nouvelle civilisation basée sur le respect de la personne. Il
voulait une cité personnaliste où tout homme trouverait son épanouissement.
Dans ce projet, l’Afrique n’était pas oubliée et le voyage que Mounier entreprit
en Afrique en 1947 est le symbole de ce désir d’une nouvelle civilisation qui
naît de la rencontre de l’autre. L’éveil de l’Afrique Noire 2, le petit livre, né au bout
de son long périple africain, est, dans l’ensemble de son contenu, d’une actualité
étonnante pour le continent africain. Le personnalisme y apparaît comme
une pensée susceptible d’aider à mieux redéfinir l’identité africaine et à relever
les défis économiques, politiques et sociaux actuels du Continent. L’aventure
africaine de Mounier se situe sur le terrain du dialogue et de la lucidité. Un
dialogue qui puise ses sources dans une ancienne tradition philosophique, celle
de Socrate et de Platon et reprise par Martin Buber au xxe siècle. Un dialogue
qui suppose le respect de l’autre, une vérité qui se donne en partage, l’aventure
d’une recherche commune.
2. E. Mounier, L’éveil de l’Afrique noire, Le Seuil, 1948 (rééd. Presses de la Renaissance, 2007).
Nous citerons ce livre à partir de l’édition des OEuvres, t. III, 1962, sous le sigle EAN.
Emmanuel Mounier et la renaissance africaine

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Le rêve d’une génération sacrifiée !
Dans les années 1970, on avait coutume, avant de prendre la parole de dire
le « lieu » à partir duquel on parlait. Avant toute chose, je voudrais donc dire
d’abord le « lieu » d’où je pars, c’est-à-dire ce sur quoi je m’appuie pour oser
quelques mots sur le personnalisme et la renaissance africaine. J’ai rencontré
la pensée de Mounier il y a vingt ans dans mon pays, le Burkina Faso, lorsque
je commençais les études de philosophie. Je me suis remis à lire Mounier en
m’engageant dans les études supérieures. J’ai eu le privilège de dialoguer avec
beaucoup de personnes attachées à la personne de Mounier ou au courant de
pensée qu’il a inventé : le personnalisme. Il me plaît d’évoquer ici quelques
noms : Paul Fraisse et sa femme Simone Fraisse, Paul Ricoeur, Gérard Lurol, Guy
Coq, Jean-François Petit, Attilio Danese, le philosophe et économiste camerounais
Georges Ngango et bien d’autres. En partant du fait que le personnalisme
avait des consonances très fortes avec la culture africaine et qu’il était une
sagesse vivante capable de contribuer à la renaissance africaine, j’ai mis en place
avec des amis une association autour d’Emmanuel Mounier en 1995 avec pour
but d’enraciner le personnalisme en Afrique. Les objectifs étaient très précis :
– Faire connaître aux Africains la pensée et la vie du philosophe français
Mounier.
– Proposer une culture personnaliste et communautaire qui dialogue avec
les valeurs africaines.
– Penser et agir en faveur de la personne dans le contexte socio-politique
de l’Afrique.
– Mettre en lumière le sens et l’importance du voyage de Mounier en
Afrique en 1947.
– Relever le défi de la mondialisation à travers une citoyenneté ouverte à
la différence.
Fondamentalement, le petit groupe de recherche autour du personnalisme
que nous formions pensait que ce que l’on appelle « l’identité africaine »
pouvait être redéfini grâce au personnalisme afin d’aider à mieux voir les défis
économiques, politiques et sociaux réels de notre continent. Il s’agissait pour
nous, dans la faiblesse de notre jeunesse, de travailler à inventer une nouvelle
Afrique, puisque nous considérions que nous étions une génération déchirée et
sacrifiée par l’histoire propre de notre continent (esclavage, colonisation, etc.)
et par toutes sortes d’idéologies qui ont étouffé et trahi l’espérance des hommes
de nos nations en repoussant et en niant les valeurs (morales, psychologiques,
idéologiques et religieuses, etc.) que nous pensions être les nôtres.
58 Jean-Paul Sagadou
Au colloque de l’Unesco sur Mounier en 2000 à Paris, deux membres de
notre Association ont pris part, témoignage de l’importance que nous accordions
à la dimension internationale de la pensée de Mounier. En 2002, avec le
professeur Jacques Nanéma, de l’université de Ouagadougou (Burkina Faso),
nous avons participé au colloque de Grenoble sur le thème : « Mounier, une
pensée de l’action ». En 2004, nous étions aussi au colloque de Rome sur l’humanisme
du personnalisme. Avec le recul, on peut considérer que le colloque
de novembre 2005 à Ouagadougou est l’aboutissement des efforts initiés par
cette association et que le colloque qui a eu lieu en septembre 2007 à Ouidah
au Bénin sur « Les Africains et Européens en lutte contre l’oppression pour la
dignité de la personne » avait quelque chose à voir avec l’intuition qui a été la
nôtre il y a une quinzaine d’années.
Emmanuel Mounier à la rencontre de l’Afrique
Qu’avons-nous appris en lisant Emmanuel Mounier ? D’abord que ce philosophe
était allé á notre rencontre, avant que nous n’allions à la sienne. Qu’il
avait fait la « route noire » en se penchant sur la situation de l’Afrique pour
regarder à la fois au-delà de la perspective coloniale et des disputes de politiques
immédiates (EAN, 249). Il convient de rappeler qu’il y a soixante cinq ans, très
exactement en mars-avril 1947, Mounier a pris la route pour l’Afrique noire, en
parcourant des pays comme le Sénégal jusqu’à l’Ex-Dahomey et au Niger, en
passant par des pays situés entre ces extrêmes comme le Togo, le Cameroun, et
la Guinée… Qu’était-il allé faire en Afrique ? Nous savons que la revue Esprit,
fondée en 1932, s’est présentée dès le début comme une revue internationale.
Pour l’alimenter, Mounier et son équipe ne pouvaient pas se contenter de rédiger
des articles derrière un bureau de travail ou dans une bibliothèque. Dès
le début, Mounier donne la ligne de conduite de la revue : il lui faut puiser
son inspiration et ses renseignements à même l’expérience de ceux et celles
qui vivent les problèmes dont il traite. Surtout, il lui faut « rencontrer des
personnes » 3.
Mounier s’engage donc sur les sentiers de « la route noire » pour visiter ce
qu’on appelait alors l’Afrique Occidentale française. Rencontrer ses amis africains,
les écouter, et échanger avec eux sur les « problèmes d’Afrique ». De ce
voyage est né son petit livre L’éveil de l’Afrique noire. Dans ce carnet de voyage,
Mounier redoute les voyageurs pressés de faire la leçon aux autres. N’imaginons
3. OEuvres, t. IV, Le Seuil, 1962, p. 415.
Emmanuel Mounier et la renaissance africaine

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donc pas un Mounier qui arrive en touriste pour faire son petit tour d’Afrique et
en repartir avec sa provision de photos ou de pièces exotiques que l’on va s’empresser
d’exhiber au retour devant les parents et les amis. Rien de tout cela. C’est
la situation réelle de chaque pays où il passe qui l’intéresse : « Le Sénégal, porte
de l’Europe », « Le Dahomey, quartier latin de l’AOF », « Le Libéria ou l’émancipation
noir sur noir », « La Côte d’Ivoire où nos actes nous suivent 4 », « La
Guinée, terre de modération », etc. Au contraire, Emmanuel Mounier donne
une véritable leçon de rencontre et de dialogue, toutes choses dont nous avons
besoin aujourd’hui pour construire ensemble, un monde humainement habitable.
Mounier cherche à ouvrir un dialogue avec les Africains sur le terrain de la lucidité
plutôt que sur celui de la cérémonie et parler avec eux des dangers de l’Afrique.
Mounier en dialogue avec les Africains
Dans son petit ouvrage, Le sens du dialogue 5, le philosophe Jean Lacroix
a montré en quoi consistait un vrai dialogue. Le dialogue suppose le respect
de l’autre, une vérité qui se donne en partage, l’aventure d’une recherche
commune. Dans la « Lettre à un ami africain », c’est bien ce qui se passe entre
Mounier et Alioune Diop. Parlant des Noirs et des Blancs, Mounier dira : « Le
meilleur et le pire sont en chacun de nous. La peau n’y fait rien. » Ou encore il
termine sa lettre par ces mots très sympathiques :
Voilà mes voeux. Je sais que ce sont nos voeux communs. À ceux qui nous lisent,
mon cher Alioune, nous les disons à deux voix. Je voudrais que votre voix soit
plus forte que la mienne, car elle portera mieux.
Mais il faut que nous soyons deux à dire ensemble ces choses : ne sommes-nous pas
sur le même bateau, secoué des vents, sous l’oeil goguenard de l’orage atomique,
tendus vers un seul espoir commun aux hommes de toute peau ? (EAN, 338).
Les propos du philosophe ont quelque chose de prophétique dont
cinquante ans de distance n’ont que peu atténué l’actualité. Il jette un regard
sans complaisance sur l’Afrique et les Africains pour le bien des Africains euxmêmes.
Ici se révèle la justesse des mots de Joseph Ki Zerbo :
Il est bon aussi qu’un regard extérieur soit jeté de temps à autre sur nous, sans
complaisance. Car la critique, si elle est courageusement assumée, est un tonique
qui fouette le sang, un outil qui aiguise la lucidité pour le progrès 6.


4. À l’heure de la crise ivoirienne et de la complexité des relations entre la France et la Côte
d’Ivoire, on peut relire avec profit ces quelques pages.
5. Éditions de la Baconnière, 1944.
6. J. Ki Zerbo, Préface à H. Bourges et Cl. Wauthier, Les 50 Afriques, op. cit, p. 17.

60 Jean-Paul Sagadou


Dans la seconde partie de L’éveil de l’Afrique noire, Mounier aborde avec
beaucoup de nuance, de générosité et de lucidité les problèmes africains. Car,
en effet, c’est une Afrique problématique que le philosophe rencontre. Il brosse
rapidement, mais profondément, ce qu’il appelle les « problèmes d’Afrique ».
Problèmes complexes d’une Afrique coloniale qui cherche à la veille des indépendances
les voies de son épanouissement. Mounier ne prétend pas résoudre
tous les problèmes de l’Afrique, mais son sens de l’humain, sa loyauté, ses
analyses disent quelque chose de la réalité de l’Afrique à cette époque. Le philosophe
ne désespère pas de l’Afrique. Son regard est autre que ceux qui diront
que « l’Afrique est mal partie ». Il n’est pas le représentant d’un système de
domination et d’exploitation. Il ne se situe pas non plus simplement dans la
ligne des « africanophiles », pris de passion pour le continent noir. Il veut
montrer, avant les indépendances, que l’Afrique est un continent majeur avec
lequel les autres peuples peuvent établir des relations d’égalité et d’équité.
Certes, il connaît de l’intérieur « l’énorme tumeur de misère » du continent
noir. Il sait qu’en Afrique « rôde l’odeur de la misère universelle ». Mais
il croit aux immenses possibilités de ce continent, malgré les réticences et les
fureurs d’une nature qui se rit des contrôles de l’homme. Il n’a que faire des préjugés
ethnocentriques et racistes des philosophies systématiques européennes de
l’époque qui se développent dans l’ignorance de la totalité de l’humanité. Sa voie
n’est pas celle de l’afro-pessimiste européen. Mounier cherche l’homme, dans le
dialogue, entre l’universel et le particulier. Réalisme et optimisme sont chez lui
des « catégories » fortes de la pensée. L’identité de soi s’éprouve et se construit
à travers l’affrontement de l’autre différent, mais dans la reconnaissance totale de
ce qu’il est pour lui-même et dans ce qui peut faire naître un « nous » entre nous.
Son propos s’inscrit dans une juste distance, nécessaire à tout dialogue.
Dans la « Lettre à un ami africain » qui sert de conclusion à ses analyses,
Mounier envisage ce que pourrait être la civilisation « eurafricaine » où se
briserait le dualisme blanc-noir. Il l’avait reconnu quelques pages auparavant :
Les Africains ont vécu un équilibre de vie avant de connaître les Blancs. Ils en
découvriront un autre le jour où sera formé, par des voies encore imprévisibles,
la civilisation eurafricaine. […] La plupart des Noirs ont honte d’être noirs, une
honte secrète qu’ils ne font pas leur, mais qui hante jusqu’à leur fierté. Nous leur
avons donné cette honte. Nous avons le devoir de la leur enlever. (EAN)
Dans le contexte si difficile de l’immigration que nous connaissons
aujourd’hui, dans la complexité des relations qui unissent aujourd’hui l’Europe
et l’Afrique, les mots de Mounier résonnent comme une invitation à
Emmanuel Mounier et la renaissance africaine 61
travailler pour redonner un sens contemporain au « vivre ensemble ». Ce que
vise Mounier, c’est une profonde rencontre des civilisations blanches et noires
au-delà de la couleur de la peau. S’adressant à la première génération d’intellectuels
africains qui s’est formée à l’école de l’homme blanc et qui tendait
à oublier les valeurs africaines, Mounier met en garde contre les déviations
possibles, la tentation du déracinement, de l’intellectualisme, de la confusion
entre le racial et le social. À ceux qui, parmi les Africains, se pensent en
« évolués », le philosophe invite à ne pas se laisser aller au prestige des professions
réputées intellectuelles au mépris du travail manuel. « Il faut à l’Afrique
des cadres techniques, dit-il, et il lui faut des cadres intellectuels de tout échelon.
Il ne lui faut pas tant d’orateurs. » Il craint que l’Afrique ne produise de
« faux Européens en contre-plaqué », qui ne seront ni d’Europe, ni d’Afrique,
partie lamentable des ratés et des pantins.
Tout cela autorise le philosophe burkinabé Jacques Nanéma à écrire :
« À la différence d’autres philosophes européens qui tiennent sur l’Afrique et
les Africains des propos trempés d’ignorance et/ou de mépris, Mounier est
entré dans une relation effective, complexe et totale avec la réalité africaine 7. »
En fait, pour J. Nanéma, Emmanuel Mounier représente une des consciences
les plus critiques de son temps, et son propos mérite la plus grande attention
aujourd’hui quand on se penche sur les relations Europe-Afrique. Avec Mounier,
penser les problèmes d’Afrique, c’est inscrire l’Afrique dans le monde, la faire
sortir de sa solitude pour l’ouvrir et la relier fermement au monde (EAN, 338).
Mounier et l’avenir de l’Afrique : un optimisme sous condition
Emmanuel Mounier est un philosophe qui a eu foi en l’avenir de l’Afrique.
Cette foi portait sur les immenses possibilités de ce continent qu’il découvre,
avec les réticences et les fureurs d’une nature qui se rit encore des contrôles de
l’homme. Riche d’une expérience de plus en plus lucide, l’Africain est conscient
lui-même que les voies d’avenir s’entrecroisent avec bien des chemins d’illusion.
Or le philosophe fait confiance à cet homme africain incarné dans les amis dont
il partage les espoirs et les inquiétudes, pour leur faire part de son optimisme
tragique au sujet de leur continent. De même qu’il aimait parler de notre liberté
comme d’une « liberté sous condition 8 », son credo dans l’Afrique apparaît
7. J. Nanéma, « L’Afrique entre négrophobie et développement : du désarroi identitaire à la
renaissance », in 50 ans après, quelle indépendance pour l’Afrique ?, op. cit., p. 337.
8. OEuvres, t. III, p. 477.
62 Jean-Paul Sagadou
comme un credo sous condition. Disons : comme un engagement lucide qui
maintient sa direction à travers les erreurs d’aiguillage en train de s’amorcer.
Mounier met en garde contre la tentation du déracinement, de l’intellectualisme,
de la confusion entre le racial et social, la tentation de brûler les étapes
et enfin la tentation de la démocratie formelle :
Vous savez bien qu’on ne se débarrasse pas de l’Afrique, pas plus que personne,
des racines qui le portent et de l’air qu’il respire. […] Vous êtes Africains dans
votre chair vive, par votre enfance, par votre éducation, par le milieu où vous avez
longtemps vécu. Et vous êtes Européens par une autre partie de vous-mêmes, par
cette langue que vous avez apprise et qui vous informe à votre insu, par tout ce que
l’Europe a déjà introduit en Afrique de ses techniques et de sa culture (EAN, 334).
À ceux qui parmi les Africains se pensent « évolués » parce qu’ils ont été
instruits et se laissent aller au prestige des professions réputées intellectuelles
en méprisant le travail de la terre, Mounier écrit :
Ce n’est pas au moment où l’Europe essaye de retrouver un humanisme du travail
par derrière l’humanisme décoratif de sa plus superficielle intelligentsia que vous
allez, vous, vous engager avec vos forces dans le chemin contraire dont nous avons
épuisé la vanité. Vous cristallisez alors une bourgeoisie coupée de ses arrières, une
caste de parvenus sans contacts avec ceux qui la portent en avant pour qu’elle les
élève. Que votre souci constant soit de ne pas vous isoler de la masse (EAN, 337).
Comme on le voit, il n’était pas possible que notre génération ne se sente
pas interpellée à la lecture des écrits de cet homme qui veut faire une révolution
personnaliste et communautaire. La raison est que, quelque part, Mounier
éveille l’Africain à lui-même et l’ouvre aux autres. Avec lui, la rencontre avec
l’autre devient événement.
Quelques leçons du personnalisme pour l’Afrique
Le personnalisme est à la fois une quête spirituelle, une recherche de sens,
un ressourcement, une démarche politique de transformation sociale, une action
d’engagement. Les points sur lesquels je vais insister vont être très concrets. Ce
ne sont pas des recettes, mais des pistes.
– Être des hommes et des femmes concrets.
Pour Mounier, l’homme concret, c’est l’homme qui se donne dans l’amour.
C’est « l’amour qui fait exister chacun en particulier et tous ensemble 9 ». On
peut penser que la perte du verbe « se donner » est la cause de bien de ruines
9. Jean-Marie Domenach, Emmanuel Mounier, Le Seuil, 1960, p. 67.
Emmanuel Mounier et la renaissance africaine 63
humaines aujourd’hui. Il ne me paraît pas possible de travailler à une véritable
« transformation » de nos sociétés sans le don de nous-mêmes. Il y va de notre
épanouissement personnel. L’engagement est justement l’une des conditions
qui rend possible l’existence de l’amour entre les hommes. Tous et chacun,
nous sommes des êtres de relation. Et « l’acte premier de la personne, c’est de
susciter avec d’autres une société de personnes dont les structures, les moeurs,
les sentiments et finalement les institutions soient marquées par leur nature
de personne ». Il m’est arrivé de méditer plusieurs fois ces mots de Mounier :
« Il y a bien plus de médiocrité que de vraie passion dans les vices du monde
moderne, et c’est à restaurer l’amour qu’il faut dépenser aujourd’hui la générosité
des hommes 10. »
– « Combattre pour l’homme » et non seulement « traiter de l’homme ».
Il faut se référer ici à ce que Mounier écrit dans l’appendice à son Traité du
caractère :
Nous sommes entrés dans une de ces crises périodiques de l’homme, où l’homme
cherche dans l’angoisse à retenir les traits d’un visage qui se défait, ou à se reconnaître
figure d’homme dans le nouveau visage qui lui vient. Il lui faut alors choisir
vigoureusement, dans la confusion de toutes les valeurs, ce que c’est qu’être
homme, et homme de son temps, puis le vouloir hardiment, en alliant imagination
et fidélité. Nous avons choisi. Nous n’avons pas seulement, dans notre recherche
voulu traiter de l’homme, mais combattre pour l’homme 11.
Emmanuel Mounier était un intellectuel révolté contre les tyrannies de
son époque. Il avait le souci de réaliser la communion et de réconcilier. Il s’est
engagé dans une énorme aventure : défendre la vérité de la personne humaine.
Mais « répondre aux exigences du personnalisme de Mounier dans le monde
d’aujourd’hui, ce n’est pas seulement agir sur le mode de la critique et dénoncer
la situation faite à la personne. C’est aussi espérer et vouloir qu’une telle
situation disparaisse. C’est promouvoir la construction d’une économie référée
à la personne, multidimensionnelle 12 ». Finalement, « chaque personne ne se
réalise que tournée vers les autres, en relation avec autrui ».
– Dire « non » à la mondialisation du désordre et élaborer une économie au
service de la personne.
10. Refaire la Renaissance, Le Seuil, 2000, p. 49
11. E. Mounier, Traité du caractère, Le Seuil, 1947, p. 7.
12. Henri Bartoli, « Dénonciation et espérance. Emmanuel Mounier et l’économie de ce temps »,
in Le personnalisme, hier et demain. Pour une cinquantenaire, Le Seuil, 1985, p. 205.
64 Jean-Paul Sagadou
Nous sommes nombreux peut-être à penser que la nouveauté de nos sociétés
passera par le développement des techniques et par les idéologies politiques,
économiques et même sexuelles sur fond d’une liberté exprimée sans limite.
Mounier nous dit :
Une civilisation ne tient son âme et son style essentiel ni du seul développement de
ses techniques, ni du seul visage de ses idéologies dominantes, ni même d’une réussite
heureuse des libertés conjuguées. Elle est d’abord une réponse métaphysique
à un appel métaphysique, une aventure de l’ordre de l’éternel, proposée à chaque
homme dans la solitude de son choix et de sa responsabilité. […] Seuls un travail
visant au-dessus de l’effort et de la production, une science visant au-dessus de l’utilité,
un art visant au-dessus de l’agrément, finalement une vie personnelle dévouée
par chacun à une réalité spirituelle qui l’emporte au-delà de soi-même, sont capables
de secouer le poids d’un passé mort et d’enfanter un ordre vraiment neuf 13.
À une époque où la plupart d’entre nous acceptent et se soumettent trop
facilement à tout, Mounier invite à dire non avec colère. Non à la mondialisation
du désordre et à toutes les idéologies modernes qui perdent la mesure de
l’humain. Il s’agit de se dresser contre ce monde qui sévit et emporte la jeunesse
sur son passage. Si notre combat a un sens, c’est celui d’une génération qui, pour
se trouver une raison de vivre, qui, pour vivre, doit constamment s’opposer à
l’atmosphère et aux attentes de son temps. L’homme est grand par ses inventions,
c’est-à-dire par ses découvertes, par ce qu’il reçoit plus que par ce qu’il fait ou crée.
– Le personnalisme comme « lieu » de construction de l’avenir.
Emmanuel Mounier a choisi de se battre en première ligne pour la vérité.
En son temps, il a été l’un des premiers à dénoncer ce qu’il a appelé lui-même le
« désordre établi », c’est-à-dire l’injustice sociale, l’inhumanité des monopoles
capitalistes, le mépris des valeurs. Il prônait une révolution communautaire, la
lutte contre l’esprit bourgeois et en faveur des masses écrasées. Nul mieux et
plus que lui n’a insisté sur la nécessité de « refaire la réforme » ou, comme il
le dit, de « refaire la renaissance ». Sur la gravité de la crise actuelle : « Nous
sommes, à n’en pas douter, à un point de bascule de l’histoire. Une civilisation
s’incline, une autre se lève ; chaque valeur éternelle est à reprendre dans sa
pureté […] pour assurer son entrée dans une nouvelle chair… »
Dans les domaines politique, économique, social et spirituel, Mounier
donne le vrai sens de l’homme. Il aide à redécouvrir l’unité de l’humain, c’està-
dire l’être intégral : « Notre domaine, écrit-il, est d’abord la recherche d’un
humanisme… Ce que deviendra l’homme demain nous intéresse beaucoup plus
13. E. Mounier, Refaire la Renaissance, p. 23.
Emmanuel Mounier et la renaissance africaine 65
que les jeux du pouvoir. » Il veut favoriser au maximum l’épanouissement de
la vie intérieure, la libération de l’être, l’élan vers l’absolu, la recherche d’une
réalité qui nous dépasse, « une réalité qui nous pénètre, nous engage tout entiers
en nous tirant au-delà de nous mêmes ». La foi imperturbable que Mounier a
eue en la personne humaine peut bousculer les consciences africaines.
Conclusion
Depuis les années 1980, sous la poussée des événements, les intellectuels
africains se posent avec angoisse toutes sortes de questions au sujet de l’avenir
du continent noir. Daniel Étounga-Manguelle écrit : L’Afrique a-t-elle besoin
d’un programme d’ajustement culturel 14 ? Axelle Kabou pose la question : Et si
l’Afrique refusait le développement 15 ? Kä Mana s’interroge : L’Afrique va-t-elle
mourir ? 16 Ici et là, beaucoup de tâtonnements qui révèlent que les sociétés
africaines sont travaillées par des mouvements profonds derrière lesquels se
cachent une véritable recherche et un combat pour l’homme africain. À ces
multiples interrogations correspondent des réponses variées dont certaines ne
satisfont pas toujours la génération actuelle qui refuse le monde tel qu’il va.
Une génération, qui croit que l’Afrique peut être, au présent comme au futur,
une terre de liberté et qui par conséquent continue à chercher avec l’espoir de
trouver un terrain solide où se poser. Un philosophe japonais, Yoshitomi Takata,
qui a découvert le personnalisme dans les années 1960, a pu écrire :
Je pense que le personnalisme communautaire peut donner des réponses
précieuses pour construire les bases d’une société plus fraternelle, plus solidaire.
Car cette pensée nous montre le fondement principal de la dignité de la personne
humaine et exige la responsabilité d’un engagement. […] Je suis convaincu que le
monde à venir doit être une société globale où l’échange spirituel, la communication
mutuelle permettront l’épanouissement de tous. […] Je pense que la pensée
de Mounier est à la portée des femmes et des hommes ordinaires. Il est nécessaire
d’intégrer la médiation spirituelle dans les mouvements sociaux et d’associer la
recherche philosophique à nos activités quotidiennes 17.
14. D. Étounga-Manguelle, Édition nouvelle du Sud, 1991.
15. A. Kabou, L’Harmattan, 1990.
16. K. Mana, Karthala, 1993.
17. « Lettre à mon ami de France. Rencontre avec Emmanuel Mounier et actualité de sa pensée
au Japon », in BAEM, n° 95, janvier 2006, p. 41-43.
L’EXPÉRIENCE AFRICAINE
D’EMMANUEL MOUNIER
DANS SA PHILOSOPHIE DE L’ÉDUCATION
Alfred Ouédraogo
Prêtre diocésain burkinabé en mission pastorale à Chambéry (Savoie),
A. Ouédraogo a soutenu un mémoire de master de philosophie sur le thème
« L’éducation de la personne comme relation à partir de l’expérience africaine
d’Emmanuel Mounier », dirigé par Marie-Étiennette Bély à l’université catholique de
Lyon en juin 2011. Cet article en est un extrait remanié.
L’éducation n’a pas pour but, selon Mounier, de former un homme mais
d’éveiller une personne. De fait, la formation vise à mettre en forme, dans
un moule ; elle réduit ainsi la personne à une extrême passivité, et il est assez
paradoxal que ce concept soit en vogue aujourd’hui. Car en plus du fait que la
formation risque de « formater » la personne, dans un sens purement technique
et mercantiliste, elle la réduit à n’être qu’une pièce parmi tant d’autres
de la machine sociale. C’est ce que Mounier dénonçait dès 1936 dans son
Manifeste au service du personnalisme. Face à l’urgence des tâches à accomplir,
pour qu’une action soit efficace et bénéfique, il faut éviter de confondre vitesse
et précipitation.
L’éducation telle qu’elle se posait à l’époque
Face à l’Afrique ou plus précisément quand il est allé à la rencontre de
l’Afrique, Mounier a vite constaté un état de fait qu’il considère comme
une « tumeur » : les « évolués » (EAN, 305). C’est une classe d’hommes
L’expérience africaine d’Emmanuel Mounier… 67
« formés 1 » à l’école occidentale. Ils sont noirs de peau mais blancs d’esprit :
Mounier les appelle des « Européens en contre-plaqué ». « En accédant à la
culture écrite, ils ont aussi une forte tendance à croire que toute autre culture
est une culture au rabais » (EAN, 261), y compris leur propre culture. C’est ce
qui pousse Mounier à écrire :
Or vous savez bien qu’on ne se débarrasse pas de l’Afrique, pas plus que personne,
des racines qui le portent et de l’air qu’il respire. Ces renégats n’arriveront qu’à
produire, dans l’écume de quelques grandes villes, de faux Européens, des
Européens en contre-plaqué, qui ne seront ni d’Europe, ni d’Afrique, mais de la
patrie lamentable des ratés et des pantins (EAN, 256).
On a cru que, pour développer l’Afrique, au sens économique du terme, il
fallait passer par l’école ‒ ce qui, dès le départ, instrumentalise l’éducation. Mais
plus que cela, les prémisses étant faussées, le résultat ne peut pas surprendre :
inadaptation de la politique éducative aux vrais besoins de l’Afrique. C’est
pourquoi la sentence de Mounier est sans appel : il y a « décalage des lignes
de départ » (EAN, 256). Mais puisque le projet d’éducation par l’école a été
lancé, il faut travailler à le sauver. On peut penser à diverses solutions pour le
rendre opérationnel, mais on n’aura pas résolu le problème de fond qui peut
s’énoncer ainsi : aider l’Africain à se retourner « vers ces sources profondes
et lointaines de l’être africain, non pour se gorger de folklore et pour buter
ensuite, désorientés, sur le monde moderne, mais pour regarder et éprouver
les racines africaines de la civilisation eurafricaine […] et dégager les valeurs
permanentes de l’héritage africain, afin que l’élite africaine ne soit pas une élite
de déracinés » (EAN, 334).
Nous touchons ici à quelque chose d’essentiel au personnalisme. En effet,
le mot « Afrique » aujourd’hui est tellement lié à la notion de pauvreté, de
sous-développement, que l’être africain court le risque d’être assimilé à un soushomme.
Et surtout, l’image qu’aujourd’hui l’Afrique a d’elle-même est celle
1. Ce terme, d’après son étymologie, est très riche en signification. Formo, avi, atum, are, en
latin peut signifier « pétrir la matière pour lui donner une forme » ; « arranger, organiser,
modeler » ; appliquer à l’enfant il signifie « former, modeler, dresser, instruire ». L’éducation
peut donc apparaître comme le fait de « façonner », de « donner telle ou telle disposition aux
esprits ». En outre, on peut noter que la forme (forma, ae) désigne l’ensemble des « traits extérieurs
qui caractérisent un objet ». Dans ce sens, « la belle forme ou la beauté » sont données
par les dieux. Cependant, la forme limite aussi ; elle conforme : c’est le cas pour le « moule à
fromage ». Ainsi, la formation (formatio, onis) rappelle la production en série, la confection
selon un modèle type. On tombe alors dans le registre de la fabrication, ce qui est foncièrement
« anti-personne ». C’est contre ce risque qui menace l’éducation que Mounier met en garde.
68 Alfred Ouédraogo
que les autres lui ont imposée. L’Africain lui-même définit son continent, son
pays, comme sous-développé, à tel point que sortir de cette situation équivaudrait
le plus souvent à faire comme l’Occident, si ce n’est à le rejoindre. Cette
image rend-t-elle vraiment compte de l’Afrique et de l’Africain ? Si la réponse
est affirmative, ce serait bien la preuve que nous sommes à l’ère de la pensée par
procuration, où l’homme ne prend plus de recul par rapport aux événements,
laissant le soin aux puissances, le plus souvent financières et économiques, de
lui dicter ce qu’il faut penser. Le personnalisme invite à une distance critique
par rapports aux événements : c’est la seule voie à suivre si l’on veut que l’événement
soit notre maître intérieur. Et L’éveil de l’Afrique noire, aux dires mêmes
de l’auteur, suscite plus d’interrogations que de prétentions. Voilà pourquoi
il redoute ces touristes ou ces explorateurs qui au détour d’une excursion se
proclament « connaisseurs » ou « spécialistes » d’un pays, d’un peuple ou
d’une question touchant l’homme. On ne remplace pas une personne par une
autre. Chacune contribue à sa manière à écrire l’histoire.
Ce qu’entreprend Mounier est inédit : « au-delà de la perspective coloniale
et des disputes de politique immédiate » (EAN, 249), tenter de rencontrer
l’autre, une personne que, depuis toujours, les circonstances politiques,
économiques, militaires… voilent, si elles n’en rendent pas tout simplement
une image tronquée, déformé ou altérée. L’Africain primaire ou sauvage, pauvre
ou sous-développé, voici autant de visions fortement marquées par les lunettes
économiques, ou déformées par des prismes culturels ou le complexe de supériorité.
Mais finalement, l’Africain, le Noir en tant que tel, a-t-on conscience que
c’est une personne en elle-même, qui ne se définit pas seulement par rapport à
un autre mais doit se laisser appréhender par rapport à lui-même comme un être
à part entière ? L’école reste le lieu où l’enfant peut développer cet esprit critique
et échapper aux nouvelles formes de prédation qui le menacent, tant de l’intérieur
que de l’extérieur : la menace de la pensée toute faite. Il faut donc dans une
logique personnaliste, casser ce mythe et redonner la parole à la personne ellemême.
Voilà pourquoi, en lien avec l’éducation, on ne peut esquiver la question
de la démocratie qui pose d’une autre façon celle de l’éducation.
Un regard sur la démocratie
L’exigence que porte le personnalisme comme philosophie de la rencontre,
du dialogue et de la relation n’est pas étrangère à la démocratie comme système
politique, mais aussi comme culture. À première vue, on peut penser que pour
Mounier, la démocratie est un luxe pour l’Afrique. En effet, il écrit : « Le droit
de vote, massivement accordé à un peuple sans éducation politique, qui dans la
L’expérience africaine d’Emmanuel Mounier… 69
proportion de 90 %, ne sait ni lire ni écrire et prend à la salle de vote le premier
bulletin qu’on lui tend, est assurément un cadeau dérisoire et dangereux. Le
peuple français, les femmes françaises ont attendu plus longtemps » (EAN,
311). Aujourd’hui, la situation n’a pas beaucoup changé et l’analphabétisme
reste l’un des principaux fléaux de l’Afrique. Pourtant, depuis le discours de la
Baule en 1990 2, la démocratie est devenue un véritable produit d’exportation
en Afrique. Et comme dans tout marché, la loi est la même : « toujours plus ».
Mais est-ce « toujours mieux » ? Une décennie au moins avant les indépendances,
Mounier avait déjà flairé qu’instituer la démocratie en Afrique n’est pas
d’abord une question de forme mais de fond :
Faire la démocratie en Afrique, ce n’est pas y étendre la souveraineté du café du
Commerce. C’est d’abord équiper l’Afrique, qui est encore une affaire de mauvais
rendement, afin de donner progressivement à tous un niveau de vie honorable.
C’est multiplier l’école et ne pas craindre, par esprit de système ou sous prétexte
de certains abus, de l’adapter aux premiers besoins d’un peuple qui s’éveille,
notamment le besoin de cadres paysans. Faire la démocratie en Afrique, c’est
donner à partager aux Africains, progressivement et selon les capacités réelles, le
pouvoir effectif, et non pas exporter la démagogie, la concussion, le mandarinat
électoral, le bavardage de l’impuissance (EAN, 311).
Entre ce que Mounier redoute de la démocratie, et qui faisait qu’il éprouvait
des réticences pour la démocratie en Afrique, et ce qu’il attend d’elle, on
ne peut manquer de relever ce point nodal que constitue l’éducation : c’est à ce
niveau effectivement que tout se fait ou se défait. L’éducation n’est pas tant une
condition de la démocratie que l’âme même de la démocratie. Et partout où il y
a crise en matière de démocratie, il faut être vigilant pour démasquer une crise
plus profonde, celle de l’éducation.
Éducation et démocratie
Depuis Platon, éducation et politique sont liées ; ce sont des arts qui
correspondent à de hautes responsabilités parce qu’ils s’adressent à l’humain
pour le conduire à grandir ; mais elles connaissent aussi les mêmes dangers : la
séduction. Le pédagogue tout comme le politique au lieu de conduire l’homme
hors de lui-même, au lieu de le nourrir, peut l’égarer en le conduisant vers sa
propre personne (cf. se ducere : conduire vers soi, captiver). C’est là tout l’art
2. Au lendemain de la chute du Mur de Berlin, alors qu’un vent de liberté souffle sur le monde,
lors de ce sommet, le Président français François Mitterrand, lie développement et démocratie,
allant jusqu’à conditionner l’octroi de l’aide au développement à la démocratisation dans les
pays africains.
70 Alfred Ouédraogo
du démagogue. La démocratie doit alors être attentive à éviter cette perversion
à la fois de l’éducation et de la politique.
Avec Mounier, la question de la démocratie est donc essentiellement une
question d’éducation. L’une ne va pas sans l’autre, et mieux : l’éducation constitue
l’âme de toute démocratie. Lorsqu’elle est inexistante pour une raison ou
pour une autre, la démocratie est compromise ; lorsqu’elle est escamotée pour
une raison ou pour une autre, le meilleur (on désigne la démocratie comme
« le meilleur régime politique à l’exception de tous ») peut devenir le pire.
L’occasion du procès de Socrate l’illustre bien. Il est présenté comme celui qui
cherche à éveiller les esprits en invitant à penser. Accusé, entre autres choses,
de corrompre la jeunesse, son procès devient une affaire politique qui dévoile
l’emprise sur l’opinion publique de certains hommes puissants. Or ce sont ces
mêmes hommes qui composaient le tribunal. Nul doute que, dans un tel cas,
il y a conflit d’intérêt. Que ce soit dans l’éducation ou dans la démocratie, les
jeux d’intérêts offrent des occasions de lecture du statut de la personne : dans
les deux cas, elle court toujours le risque d’être réduite à un objet soumis aux
intérêts des puissants.
La question telle qu’elle se pose aujourd’hui
Au niveau de l’éducation
On assiste de nos jours à une véritable « scolarisation » de l’éducation à tel
point que l’on en vient à penser que, sans scolarisation, il n’y a pas d’éducation
possible. L’école a tendance à effacer les autres formes d’éducation, en particulier
l’éducation de base que reçoit l’enfant au sein de la famille et de la société.
Cependant, on sait que l’école ne peut assurer une éducation intégrale. D’où la
crise du système scolaire actuel. Il est donc urgent de revenir à une « éducation
totale » de la personne en pensant et en promouvant les bases sur lesquelles
elle doit reposer. C’est une entreprise délicate qui nécessite du recul et de la
hauteur, car elle court le risque de sombrer dans un ethnocentrisme iconoclaste.
L’écrivain et homme politique Aimé Césaire écrit qu’« il y a deux manières
de se perdre : par ségrégation murée dans le particularisme ou par dilution
dans l’universel 3 ». On peut soutenir que Mounier avait vu ce piège. En effet,
lorsqu’il appelle à un retour « vers ces sources profondes et lointaines de l’être
africain », cela peut avoir l’air d’une revendication d’un certain particularisme
3. Cité par Henri Maurier, Philosophie de l’Afrique noire, Anthropos-Institut e. V. St Augustin,
1985, p. 31.
L’expérience africaine d’Emmanuel Mounier… 71
qui ne peut à la longue que déboucher sur un renfermement. Mais en réalité,
ce qui est visé, c’est une ouverture à l’autre, ouverture qui n’est possible que
s’il existe un fond, un intérieur. Mounier a exprimé clairement cette nécessité
de l’ouverture à l’autre en critiquant sévèrement le projet prématuré de création
d’universités africaines. Pour lui, cela risquait de confiner ces étudiants
autochtones dans leur univers mental et culturel. Il faut au contraire favoriser
le brassage et à l’époque, il n’y avait pas d’autre choix pour les Africains de se
frotter aux Européens que d’aller étudier sur les mêmes bancs qu’eux :
Plus on sortira l’Africain d’Afrique, plus on le mêlera à la France et aux Français,
plus on lui donnera le sentiment d’une formation identique à celle des métropolitains,
plus il se débarrassera des complexes qui l’encombrent encore, et moins il
risquera de s’enfermer dans un particularisme irrité qui ne règle aucun problème
(EAN, 307).
On le constate aujourd’hui : avec l’image que l’on a de l’Afrique et que
l’Africain a lui-même de sa condition et de son continent, le rêve de celui-ci est
d’aller ailleurs. Le paradoxe est qu’en tentant par des moyens plus ou moins
honnêtes d’endiguer l’immigration, l’Europe ne fait qu’attiser cette soif de
partir. Cette situation illustre l’adage selon lequel l’interdit a plus de goût que
le permis.
Au niveau de la démocratie
La question de la démocratie en Afrique est relativement récente par
rapport à toute l’histoire de la démocratie. Autour des années 1960, le mouvement
de décolonisation est en marche en Afrique et la plupart des colonies
accèdent tour à tour à l’indépendance. Mais en cinquante ans d’indépendance,
beaucoup de pays n’ont pas encore trouvé la stabilité politique, et la recrudescence
des coups d’État militaires en dit long. Si dans certains cas, le processus
de formation des nations est loin d’être achevé, au point que des groupes luttent
encore pour la reconnaissance de leur autonomie (c’est le cas du Soudan où le
pays a connu une bipartition, mais aussi au Mali où le nord du pays revendique
actuellement son autonomie), dans les autres, c’est la gestion même du pouvoir
qui constitue la pomme de discorde. Car pour des peuples habitués depuis
longtemps à une conception quasi sacrée de l’autorité, mettre le pouvoir au
centre, de telle sorte que tous soient placés à égale distance des responsabilités
et des prises de décision, n’est pas encore la chose la mieux partagée. Or c’est
cette façon de procéder qui a été plus ou moins imposée à l’Afrique à l’orée des
années 1990, allant même jusqu’à conditionner l’octroi de l’aide internationale
à l’instauration de la démocratie.
72 Alfred Ouédraogo
Si nous nous reportons à la façon dont Mounier perçoit la réalité africaine,
nous constatons manifestement qu’il y a des réalités qu’on ne peut transplanter,
imposer, remplacer, sans risque. Imposer la démocratie aux pays africains,
c’est aller trop vite en besogne, car aux formes que l’on reçoit du dehors, on
imprime la marque de ses habitudes. En effet, dans le contexte africain comme
dans toute autre culture, on constate qu’avant les idées, ce sont les personnes
qui comptent. Mounier l’avait si bien vu : « Ne cherchez pas trop à savoir si
X… est socialiste ou Y… communiste. Les partis ne signifient à peu près strictement
rien en dessous du Sahara. Les idées, pas plus que la fonction, ne sont
abstraites de l’individu et de son pouvoir quasi sacré » (EAN, 307-308). En
somme, on ne vote pas pour une idée, on vote pour une personne, car il n’y a
pas d’abstraction entre une fonction et celui qui la remplit, entre une idée et la
personne qui l’incarne. Tout est lié et ce n’est pas un manque de jugement si du
jour au lendemain quelqu’un qui votait socialiste vote pour autre chose. Ce n’est
pas spécifique à l’Afrique, mais il y a dans ce continent une manière originale
de sentir et de percevoir.
À partir de là, on ne peut cependant pas soutenir que la démocratie soit une
façon de faire occidentale par opposition à une façon de faire africaine. Henri
Maurier met en garde contre un tel piège, celui de l’ethnophilosophie. Cela non
seulement enferme l’homme Africain dans une réalisation de lui-même en niant
ses possibilités de dépassement, mais encore le réduit à être une détermination
de l’homme en soi, lequel trouve sa réalisation dans l’homme occidental.
En prenant conscience de ses coordonnées, le philosophe s’avisera qu’il ne doit
pas prendre comme étalon de l’humain telle ou telle réalisation de l’homme ;
que la problématique philosophique née en Occident n’est pas seule possible ni
la norme absolue. Que l’homme est entièrement homme dans chacune de ses
réalisations historiques, sans qu’aucune ne puisse prétendre à épuiser ses possibilités.
Ainsi chaque spécification historique de l’humain est ramenée à l’égalité 4.
Il n’est pas non plus question de soutenir que l’homme africain n’est pas
encore mûr pour la démocratie ou que l’évolution culturelle de l’Afrique ne lui
permet pas encore de vivre comme il se doit l’idéal démocratique. Cette façon
de penser qui relève de l’évolutionnisme culturel supposerait alors qu’il existe
une histoire unique pour tous les peuples et que tous doivent passer par les
mêmes stades et viser la même finalité. Actuellement, la démocratie ne va pas
plus mal en Afrique qu’en Occident. S’il est malaisé de parler d’un véritable
processus démocratique pour des populations à plus de 90 % analphabètes, il
4. H. Maurier, op. cit., p. 32.
L’expérience africaine d’Emmanuel Mounier… 73
est tout aussi malaisé de constater que dans un pays à plus de 90 % alphabétisé,
près de la moitié de ceux qui sont sensés aller voter ne le fait pas. C’est la leçon
que nous tirons des élections régionales en France en mars 2010 : 53,7 % d’abstention
au premier tour contre 48,8 % au second 5. Pour revenir à la situation en
Afrique, Mounier prône une mise en marche progressive, en commençant par ce
qui ne semble pas d’emblée relever de la démocratie à proprement parler, mais
qui incontestablement constitue pour elle un terrain favorable : « La démocratie
formelle n’est rien sans la démocratie réelle et la démocratie réelle s’appelle en
Afrique, dirions-nous en déplaçant à peine une parole historique, irrigation,
électrification, instruction » (EAN, 338). Ce sont là pratiquement les dernières
lignes de L’éveil de l’Afrique noire, dans la lettre à son ami Alioune Diop. Cet
appel de Mounier lancé il y a plus de cinquante ans et qui relève d’une vraie
pédagogie, ne semble pas avoir été bien entendu.
Si la question de la démocratie en Afrique est relativement récente par
rapport à toute l’histoire de la démocratie, la façon dont elle est vécue sur le
continent peut être considérée comme un lieu de questionnement sur la nature
et le fondement de cette expérience. On peut effectivement se demander si
démocratiser en Afrique est pour les Africains une question de conviction ou de
compromis politique. L’argent étant le « nerf de la guerre », beaucoup d’États
se sont engagés dans des processus qui n’ont de démocratique que le nom, s’ils
n’ont pas tout simplement mis en place une démocratie de façade. Toutefois, il
existe aussi des expériences démocratiques qui forcent l’admiration et prouvent
que cet idéal n’est pas un leurre en Afrique 6.
L’expérience de la démocratie ressemble fort à une activité ludique ; c’est ce
qui a donné l’expression « le jeu démocratique » : tantôt on entend dire que le
jeu démocratique est faussé, tantôt on entend réclamer les conditions de possibilité
du jeu démocratique. Comme jeu, la démocratie devient un lieu de sens.
Aristote qui s’était interrogé sur la question du jeu dans l’Éthique à Nicomaque,
fait remarquer qu’il y a deux types de personnes qui jouent : les enfants et les
tyrans. Les premiers parce qu’ils n’ont pas encore toute la raison et les seconds
parce qu’ils ont abandonné la raison. Jouer à la démocratie comme on le fait
5. Cf. La Croix, 23 mars 2010, p. 7.
6. Citons le cas du Nigéria où le Président Olusegun Obasanjo a rendu le pouvoir aux civils en
1979 après le coup d’État perpétré en 1975. Il se représentera en 1999 et sera élu démocratiquement.
C’est le cas aussi du Mali où Amadou Toumani Touré, après avoir libéré son pays
de la dictature de Moussa Traoré en 1991, a remis le pouvoir aux civils en 1992 avant de se
présenter aux élections en 2002. Et la liste se poursuit avec d’autres expériences comme au
Bénin, au Sénégal, au Ghana, en Afrique du Sud.
74 Alfred Ouédraogo
aujourd’hui en Afrique interroge sur la personne et sur ce qu’on veut faire de
la personne. La démocratie comme système peut devenir un rouleau compresseur
qui emporte et écrase la personne. C’est ce qui explique les critiques de la
démocratie parlementaire par Mounier. La personne souvent reléguée au rang
de moyen pour obtenir des voix a besoin d’être respectée pour ce qu’elle est.
Mais encore faut-il pouvoir la cerner.
La personne, objet ou fin ?
Entre ce qu’on dit ou sait d’une personne et ce qu’elle est en réalité, il y
a toujours une distance plus ou moins abyssale. Si les mots peuvent à certains
moments constituer des passerelles entre les hommes, il faut pour vraiment les
relier de véritables ponts. Les relations personnelles d’hommes à hommes sont
de cet ordre-là. Mounier en a pleinement conscience quand il écrit :
La personne s’expose, elle s’exprime : elle fait face, elle est visage. Le mot grec
le plus proche de notre notion de personne est πρόσωπον (prosopon) : celle qui
porte le regard en avant, qui affronte. Mais elle rencontre un monde hostile :
l’attitude d’opposition et de protection est donc inscrite dans sa condition même.
C’est ici qu’interviennent les confusions 7.
De quelles confusions peut-il être question ? En analysant en profondeur
le mot « personne », nous voyons immédiatement son ambiguïté, car prosopon
signifie à la fois masque et visage : les relations avec la personne peuvent être
faussées dans la mesure où la personne se dévoile autant qu’elle se dérobe. Mais
au moins, mieux que les mots qui figent et fichent, la rencontre et la relation
invitent à un mouvement continuel d’ajustement. Une relation n’est pas faite
une fois pour toute ; elle est toujours à refaire ou à parfaire, comme le feu qui,
s’il cesse d’être attisé finit par devenir tout le contraire de ce qu’il est. La relation
est de l’ordre de la vie. La vie dans l’acception grecque est mouvement. C’est
tout le contraire des mots : le « terme » fixe, enferme, arrête et finit par figer.
On pourrait soutenir, pour prolonger la pensée de Mounier que l’ignorance
de l’autre est l’antithèse du personnalisme. Or cette situation constituait le
contexte dans lequel se passait le débat sur la colonisation depuis la fin du
xixe siècle. Mounier n’est pas étranger à ce débat. La preuve en est qu’il publie
dans la revue qu’il dirige un article de Senghor qui fera date. C’est une réponse
à ceux qui ont une vision étriquée de la civilisation et qui par conséquent
nient son existence en Afrique. Mounier accepte la publication de cet article
dans la revue Esprit alors que le mouvement colonial bat son plein et que les
7. Le Personnalisme, in OEuvres, t. III, Le Seuil, 1962, p. 470.
L’expérience africaine d’Emmanuel Mounier… 75
événements des années 1960 (les indépendances) n’étaient pas encore à l’ordre
du jour. Tous les esprits était préoccupés par « l’Union Française » qu’il
fallait conforter, sauver, maintenir à tout prix. Mais à quel prix ! Faut-il pour
cela maintenir l’autre dans une pseudo-indépendance (les colonies devenant
des pays fédérés) ou une pseudo-dépendance (les protectorats devenant des
départements extérieurs) ? Au-delà des faits historiques, il y a matière à réflexion
et c’est ce à quoi nous convie Senghor dans son article plus haut cité « Défense
de l’Afrique noire ».
Pour celui qui parmi les premiers tiendra en France un discours anticolonialiste,
il ne fallait pas en rester au seul niveau de la réflexion et du discours. Ce fut
alors l’occasion d’être conséquent avec sa méthode, acquise depuis ses années
d’étudiant à Grenoble où il suivait les cours de Jacques Chevalier : « Mounier,
c’est déjà sa méthode, écoute d’abord, accueille, assimile, avant de manifester
sa propre démarche, riche de tout l’acquis, en “vrai disciple qui n’est pas celui
qui répète des formules, […] mais qui propage un mouvement reçu”, allant son
propre chemin 8 » Pour prendre lui-même la mesure des choses, et ne pas se
fier de manière purement intellectuelle à un argumentaire sur l’homme africain,
fût-il d’un homme africain averti comme Senghor, et surtout sur une question
où les mots essaient de dire les choses sans pour autant remplacer les choses
elles-mêmes, Mounier ne pouvait pas ne pas aller à la rencontre de l’homme
africain, en Afrique même. Son voyage en Afrique s’inscrit dans un contexte et
répond à une logique : le personnalisme comme philosophie de la rencontre et
de l’ouverture. Peut-on alors aller jusqu’à affirmer que cette expérience, si elle
ne fonde pas son personnalisme, au moins le confirme ? Avec Mounier, c’est une
véritable anthropologie de la personne comme relation qui voit le jour. Dans
un conte intitulé « Solitude », paru dans Le Gaulois du 31 mars 1884, avant
d’être recueilli dans Monsieur Parent, Guy de Maupassant fait dire ceci à l’un
de ses personnages : « Parmi tous les mystères de la vie humaine, il en est un
que j’ai pénétré : notre grand tourment dans l’existence vient de ce que nous
sommes éternellement seuls, et tous nos efforts, tous nos actes ne tendent qu’à
fuir cette solitude. »
Aucun homme ne peut à lui tout seul épuiser l’humanité et l’humanité n’est
pas non plus quelque chose de concret que l’on peut rencontrer quelque part.
Elle appartient en propre à chaque personne et à toutes les personnes. C’est
pourquoi l’ignorance de l’autre la contredit dangereusement. Au contraire, la
rencontre de l’autre comme personne à part entière devient occasion de sa
8. Gérard Lurol, Emmanuel Mounier I. Genèse d’une personne, L’Harmattan, 2000, p. 32.
76 Alfred Ouédraogo
manifestation. Car devant autrui, la question : « Qu’est-ce qu’une personne ? »
ne cesse pas d’être posée, elle commence seulement à se creuser, se nourrissant
toujours sans jamais se rassasier de la relation entre les hommes. On peut dire
alors à juste titre que « tout seul aucun homme ne peut être tout l’homme 9. »
D’où la question suivante : « Qu’est-ce que vivre ensemble dans l’égalité et
l’équité, à l’intérieur d’un monde qui appartient à tous ? »
On ne saurait répondre de façon pertinente à cette question sans au préalable
savoir ce que c’est que vivre. Quand se pose la question : « Qu’est-ce
que vivre ? », c’est dans le but de rechercher l’ancrage, le lieu où nous nous
déployons comme mouvement humain. À ce moment on se rend compte que
ce qui est, qui demeure et sur quoi l’on peut se déployer comme mouvement
humain, c’est la personne. La personne a plusieurs caractéristiques : internes
et externes. Et il est très juste de dire que c’est « un dedans qui a besoin d’un
dehors ». La personne est le lieu qui nous permet de nous unifier sans nous
réduire à l’individualité, de tenir compte de tout ce que l’on est sans nous
couper des autres. C’est en somme le lieu où la possibilité de vivre en être
humain se réalise. Car il y a en nous des zones non encore humanisées, voire
déshumanisées. Poser la personne comme une réalité principielle chez l’être
humain engage un type de réflexion qui récuse toute forme d’instrumentalisation
ou de réduction dont elle risque d’être l’objet.
C’est un défi important que d’arriver à tenir à la fois l’universalité de la
condition humaine et les manifestions plurielles des hommes. En outre, la
personne est prise entre deux extrêmes : l’individu et la communauté. Mais
plus encore elle est le lieu d’une véritable aporie : je suis ce que je ne suis plus
(ce que relate la plupart du temps un curriculum vitae) et ce que je ne suis pas
encore (ce que je suis appelé à être ou la vocation à la personne). Mounier, en se
positionnant comme philosophe de l’altérité à partir de son voyage en Afrique,
pose les bases d’une métaphysique de la personne comme relation. À partir
de là, on peut affirmer que la connaissance de l’homme relève toujours d’une
vérité de type asymptotique : toujours plus proche, mais sans jamais exprimer
totalement la réalité. Car l’homme n’est pas objet d’une définition, et chercher à
le définir c’est courir le risque de le figer. C’est une personne avec qui l’on entre
en relation, avec qui l’on chemine, avec qui, tout en ne cessant de la découvrir,
on se découvre soi-même.
9. J. Nanéma, préface à L’Éveil de l’Afrique noire, p. 25.
LES RELATIONS EUROPE-AFRIQUE
ET LE DÉVELOPPEMENT
DANS L’OEUVRE DE MOUNIER
Mounier, un anticolonialiste du xx e siècle
Robert-Gérard Lawson
Prêtre eudiste togolais en mission pastorale à Stuttgart (Allemagne), il a soutenu
sa thèse intitulée « La personne selon Emmanuel Mounier et le développement de
l’Afrique » dirigée par Philippe Capelle-Dumont le 16 mars 2012 à l’Institut catholique
de Paris. Cet article en est un extrait.
Emmanuel Mounier est considéré comme l’un des penseurs français anticolonialistes
du xxe siècle, après Marc Sangnier, André Gide, Georges Balandier
qui ont visité l’Afrique coloniale et dénoncé dans un carnet de voyage ou dans
un livre le système de domination et d’exploitation imposé aux peuples contre
le grand principe de liberté et au nom d’un certain progrès ou bonheur et d’un
certain humanisme 1. À travers des écrits de Hegel, compte tenu des informations
données par l’historien grec Hérodote (484-425 av. J.-C.), le missionnaire
italien Giovanni Antonio Gavazzi (1621-1678), le voyageur écossais Bruce
James (1730-1794) et le géographe allemand Karl Ritter (1779-1859), on peut
lire ce qui continue de nourrir certaines mentalités politiques de relations avec
l’Afrique : l’Afrique est dans l’enfance et dans l’antichambre de l’histoire du
monde, l’esclavage du nègre est une pédagogie vers plus d’humanité, de moralité
1. M. Sangnier, Deux mois en Afrique et en Espagne, Don Bosco, 2009 ; A. Gide, Voyage au Congo
suivi du Retour du Tchad, Gallimard, 1927 ; E. Mounier, L’éveil de l’Afrique noire ; G. Balandier,
« La situation coloniale : Approche théorique », Cahiers internationaux de Sociologie, vol. XI,
1951.
78 Robert-Gérard Lawson
et de civilisation 2. La colonisation et la « relation eurafricaine » peuvent-elles
contribuer à l’épanouissement et à l’accomplissement de la personne humaine ?
Colonisation ou ingérence humanitaire ?
Une défense de l’égalité spirituelle des hommes
Alain Renaut souligne l’existence de variations sur le thème « colonisation
et civilisation », mais au-delà des variations la conviction reste toujours la même
jusqu’à ce jour : des « inférieurs » et des « supérieurs » sur le même trajet de
la civilisation 3. Mounier rejette dans le Traité du caractère le racisme anti-nègre
qui ferme le Noir dans le psychisme de l’enfance, de la soumission aux besoins
physiques par rapport à la race blanche qui vit dans l’avenir et l’innovation créatrice.
Contre toute psychologie raciale, il se dit incertain sur la notion de race
qui n’est qu’une fiction dans les brassages de l’histoire. Il affirme ainsi que les
inégalités raciales ne sont que des inégalités circonscrites et provisoires qu’« il
est dans l’avenir de la magnifique aventure de l’homme de résorber, sans pour
autant uniformiser la terre 4 ». La protection de la personne oblige Mounier à
chercher les moyens de la réalisation d’une communauté interraciale. Quelles
sont les possibilités de rencontres réelles entre deux civilisations différentes ?
D’après Jacques Nanéma, Mounier est le « seul philosophe européen à
s’autoriser de parler de l’Afrique seulement après l’avoir effectivement (physiquement
et spirituellement) rencontré dans sa nudité matérielle et dans ses
habits d’emprunt historique, Mounier est, en quelque sorte, un des nôtres 5 ».
Selon notre philosophe, dans L’éveil de l’Afrique noire, l’Afrique est un continent
majeur avant la rencontre avec l’Europe des époques de l’esclavage et de la colonisation.
Ainsi, rien n’autorise l’Europe à coloniser l’Afrique, ni à lui imposer
sa civilisation et sa vision du développement. Ceci rappelle les observations du
philosophe allemand Johann Gottfried Herder, dans son ouvrage intitulé Une
2. Cf. Benoît Okolo Okonda, Hegel et l’Afrique. Thèses, critiques et dépassements, Le Cercle
Herméneutique, 2010, p. 28-80 ; cf. Jean-Pierre Chrétien, « Le discours de Dakar. Le poids
idéologique d’un “africanisme” traditionnel », Esprit, novembre 2007, p. 163-181.
3. A. Renaut dénonce les dimensions les plus discutables des nouvelles politiques de colonisation,
même menées désormais hors de la pratique de l’esclavage, à travers la propension de
ces projets politiques de l’homogénéisation de formes de culture ou modes d’être-d’ensemble
humains, de Hegel, en passant par Jules Ferry jusqu’au discours de Sarkozy à Dakar en 2007 (cf.
A. Renaut, « Colonialisme », Encyclopédie de la culture politique contemporaine, [dir. 2008],
Hermann, 2008, p. 137).
4. OEuvres, t. II, pp. 158-161.
5. « Préface » à L’éveil de l’Afrique noire, op. cit.
Les relations Europe-Afrique et le développement dans l’oeuvre de Mounier 79
autre philosophie de l’histoire (1774), qui ouvre une polémique avec Kant, en,
tant qu’auteur d’Idée d’une histoire universelle du point de vue cosmopolitique
(1784) : on ne peut assimiler les progrès de la raison (ou des Lumières) et
l’amélioration du monde. Herder souligne que chaque époque tout comme la
culture de chaque ne saurait se comparer à aucune autre époque ni à aucune
autre culture. Par conséquent, chaque culture a sa spécificité et ne peut être
jugée par une autre, en vertu de l’égale dignité de chaque culture avec les autres :
« Tant de nations soeurs et pas de monarchie universelle ! Chaque branche
constituant à partir d’ici pour ainsi dire un tout, et produisant ses rameaux !
Toutes poussaient les unes à côté des autres, s’entrelaçaient, se confondaient,
chacune avec sa sève propre 6. »
Même si divers prétextes sont présentés pour légitimer certaines interventions,
ils ne justifient aucunement la dépossession de souveraineté, ni la longue
histoire de cupidité, de sang et d’oppression dont se sont chargées les nations
colonisatrices. C’est pourquoi Nanéma affirme que Mounier est « considéré
comme un dissident de la bonne conscience coloniale et colonialiste européenne,
qui prit la parole non à l’abri de salons feutrés, mais au coeur de la
réalité africaine qu’il était allé rencontrer 7 ». Mais avant ce voyage, Mounier
s’interroge : « Qu’est-ce enfin qu’une civilisation supérieure, une civilisation inférieure,
combien de fois la civilisation du colonisé n’est-elle pas plus ancienne et
plus spirituelle que celle du colonisateur 8 ? » La pensée personnaliste est par
essence et par action à la fois antiraciste et anticolonialiste. L’éveil de l’Afrique
noire démontre non seulement son rejet du colonialisme mais aussi son engagement
et son encouragement vis-à-vis de l’Afrique qui s’éveille pour revivre
son autonomie et son épanouissement.
Mounier invite Européens comme Africains à un changement de regards et
de comportements. Il s’est informé des analyses de plusieurs penseurs contemporains
en matière de colonisation et des réflexions en vue de la décolonisation,
dont le sociologue français Joseph Folliet (1903-1972) et du philosophe français
Olivier Lacombe (1904-2001) 9. Il admet que tous les hommes, parfois sous
6. Histoire et culture. Une autre philosophie de l’histoire, Flammarion, 2000, p. 100 ; cf. A. Renaut,
op. cit., p. 138-139.
7. « L’Afrique entre négrophobie et développement : du désarroi identitaire à la renaissance »,
50 ans après, quelle indépendance pour l’Afrique ?, op. cit., p. 337.
8. Manifeste au service du personnaliste, in OEuvres, t. I, p. 633.
9. Mounier se réfère aux analyses d’O. Lacombe, « La colonisation devant la conscience chrétienne
», Esprit, mars 1933 et de J. Folliet, « Coup de barre », in « La colonisation. Son avenir,
sa liquidation », Esprit, décembre 1935 (cf. E. Mounier, ibid., p. 632).
80 Robert-Gérard Lawson
la contrainte de la communauté internationale, doivent se partager la richesse de
la terre, puisque la propriété est une délégation pour le bien de tous. Sous cet
angle, une mission d’entraide et de tutelle peut être dévolue aux peuples plus
favorisés à l’égard des peuples « moins avancés » spirituellement et matériellement,
c’est-à-dire déchirés par la guerre, la barbarie, la maladie. À la suite des
juristes et philosophes Hugo Grotius (1583-1645) et Emer Vattel (1714-1767)
qui prône l’intervention d’humanité, controversée à cause de l’ambiguïté de sa
pratique 10, Mounier plaide pour ce qu’on appelle aujourd’hui l’ingérence humanitaire
11 comme droit d’ingérence remettant en cause la souveraineté des États.
Sous prétexte de cette exploitation rationnelle du globe, malheureusement,
constate Mounier, l’impérialisme capitaliste de l’« Occident chrétien »
a procédé à son profit l’exploitation et la décimation des premiers occupants 12.
Si donc la préoccupation de Mounier est l’égalité spirituelle et le droit naturel
des personnes, la première urgence et attitude-stratégie, selon lui, est d’attaquer
l’impérialisme de l’État-nation sur un dernier front, celui de l’impérialisme
colonial. En effet, l’égalité spirituelle des personnes, leur droit naturel à
s’accomplir dans la communauté de leur choix ne déborde pas seulement les
frontières des nations, il déborde également les frontières de races. Les colonisés,
de leur côté, par le sens de leur personne et le sens des communautés
nationales, doivent tracer aussi le même devoir que les colonisateurs, celui de
« purifier le passé en favorisant ce service fraternel de l’homme par l’homme,
préparer loyalement la fin du colonialisme et ménager les étapes nécessaires
pour y aboutir sans trouble ».
Confusion entre le colonialisme et l’ingérence humanitaire
Néanmoins, le concept de colonisation n’est pas toujours précis, il y a parfois
une équivoque dans l’usage que Mounier en fait :
10. Cf. H. Grotius, Le Droit de la guerre et de la paix, PUF, 2005 ; cf. E. Vattel, Le Droit des gens ou
principes de la loi naturelle, appliqués à la conduite et aux affaires des Nations et des souverains,
Carnegie, 1916 ; cf. Antoine Rougier, « La théorie de l’intervention d’humanité », Revue
générale de droit international public, t. XVII (1910), p. 468.
11. Formule inventée en 1980 par Bernard Kouchner, fondateur de Médecins sans frontières
(MSF) et homme politique, et par Mario Bettati, professeur de droit international public. Elle
prône la possibilité d’envoyer des secours humanitaires ou des forces armées internationales
pour venir en aide à des populations victimes de catastrophes naturelles ou de violations des
droits de l’Homme, sans l’assentiment de l’État concerné (cf. M. Bettati et B. Kouchner, Le
droit d’ingérence, Denoël, 1987).
12. Cf. Manifeste au service du personnaliste, in OEuvres, t. I, p. 632.
Les relations Europe-Afrique et le développement dans l’oeuvre de Mounier 81
– Premièrement, dans Manifeste au service du personnalisme, il écrit que « la
colonisation, sous certaines formes, n’eût pas été injustifiable 13 ». Cela suppose
qu’il y aurait des formes de colonisation justifiable, tel que le soutient également
dans sa thèse en 1951 l’un des admirateurs de Mounier, Doudou Thiam, juriste
sénégalais ; « La colonisation a été souvent considérée comme un fait, en soi,
regrettable ; je crains que l’on ait confondu les erreurs et les déviations qui ont
accompagné ce phénomène avec les raisons, voire les nécessités historiques
profondes qui, depuis la lointaine Antiquité, ont opéré des brassages incessants
de nations et de peuples 14. » Par ailleurs, Mounier rapporte avec ironie les
prétextes des colonialistes : le devoir d’ingérence pour bien répartir les biens du
globe sous la houlette de la communauté internationale ; la mission d’entraide
et de tutelle des peuples plus favorisés à l’égard des plus défavorisés ; la mission
humanitaire pour cacher l’impérialisme capitaliste (économique et politique)
ou colonialisme 15. À travers une analyse des termes, au sens premier du terme,
la « colonisation » (du latin colere : « cultiver », « habiter ») est la mise en
valeur et le peuplement d’un territoire ; en revanche, le colonialisme est la justification
cynique (enrichissement) ou plus ou moins sincère (développement,
civilisation des populations colonisées) donnée à la colonisation 16.
Il ressort de l’histoire des relations entre les peuples, plus précisément
entre l’Afrique colonisée et l’Europe colonisatrice, qu’il s’agit bien du colonialisme
et de l’impérialisme, à ne pas confondre avec une simple colonisation.
Autrement dit, rien ne garantit la limite entre une certaine bonne intention
d’intervention d’humanité et la pratique impérialiste. À ce sujet, l’historienne
française Christelle Taraud démontre que « coloniser pour mettre en valeur aux
xixe et xxe siècles » se fait au profit des colonialistes, et bien sûr au détriment
des colonisés. Même les colonies de peuplement relèvent du colonialisme 17.
Ainsi Alain Renaut définit-il la colonisation :
Le processus d’expansion par lequel certains pays en sont venus à prendre
possession des territoires extérieurs à celui qui était le leur, et à assujettir leur
population […]. Ce processus a combiné le plus souvent, si ce n’est toujours,
une exploitation des ressources naturelles et de la main-d’oeuvre avec un projet
plus originaire, compris d’ores et déjà dans la colonisation de mission, de placer
13. Idem.
14. D. Thiam, La Portée de la citoyenneté française dans les territoires d’Outre-mer, Société d’édition
africaine, 1953, p. 6-7.
15. Cf. E. Mounier, Manifeste au service du personnaliste, p. 632
16. Cf. Louis-Marie Morfaux, op. cit, p. 83.
17. Cf. La Colonisation, Le Cavalier Bleu, 2008, p. 41-50 et 57-90.
82 Robert-Gérard Lawson
des populations extrêmement diversifiées sous la domination d’un mode d’existence
individuelle et collective imposé comme le seul et l’unique modèle de la
civilisation 18.
Mounier n’a pas su distinguer « la lutte de la solidarité mondiale de l’humanité
», qu’il évoque après son voyage en Afrique, de la misère du colonialisme
qui est une négation de l’accomplissement de la personne (EAN, 256-257). Par
rapport aux bienfaits de la colonisation, Mounier n’a pas une vision précise de
l’impérialisme.
– Deuxièmement, Mounier cite dans le même ouvrage deux bienfaits des
colonisés tirés de la colonisation : le sens de leur personne et le sens des communautés
nationales 19. Il affirmera plus tard que l’Afrique noire a connu l’équilibre
avant la rencontre des Albos-européens. De ce point de vue, c’est seulement
contre la misère, avec une urgence pressante, que l’on peut accorder, au nom de
l’humanité, un rythme imposé à l’Afrique. Quand bien même il reconnaît les
fautes du colonialisme, tout comme Albert Schweitzer (1875-1965) considéré
comme le précurseur de l’humanitaire, Mounier se demande que fera l’Afrique
elle-même sans l’Europe pour éradiquer l’« énorme tumeur de misère ». Il
évoque la « colonisation vertueuse », qui eût évité quelques scandales, par
laquelle « le bon sens et l’humanité, ou simplement l’intérêt bien compris »
neutralisaient souvent les abus :
Il serait sot de croire que tout cela ne représentait qu’une dure et inhumaine exploitation
[…]. Ce n’est pas le moment d’oublier qu’à travers beaucoup de sottises
ou de crimes, notre présence a tout de même apporté au Pays Noir la paix civile,
l’initiation à l’hygiène, à l’économie moderne, à la culture (EAN, 256 et 308).
À ce niveau, Mounier ne clarifie pas non plus la distinction entre un
projet de solidarité humaine et la recherche d’intérêt personnel, qui dans ce
fait historique du colonialisme, est individualiste. À ce sujet, Serge Latouche
relève que Mounier porte sur l’Afrique « un regard où la lucidité se mêle à un
insupportable paternalisme 20 ». Une intervention d’humanité n’a donc pas
besoin de coloniser la victime à secourir. L’histoire de la naissance de l’école
togolaise de type européen, rapportée par la sociologue française de l’éducation,
Marie-France Lang, en est une illustration. Elle est l’oeuvre d’un fils du pays qui
bénéficie plus tard de l’appui d’un missionnaire. Plus encore éloquent, comme
référence, est l’oeuvre sanitaire et scolaire des missions chrétiennes. Il en ressort
18. A. Renaut, op. cit., p. 100-101.
19. Cf. E. Mounier, Manifeste au service du personnalisme, in OEuvre, t. I, p. 633.
20. Op. cit., p. 13.
Les relations Europe-Afrique et le développement dans l’oeuvre de Mounier 83
que de nombreuses oeuvres pour les peuples plus démunis se sont accomplies
à travers des actions humanitaires ou par « co-opération » sans recours à un
système impérialiste 21. À partir du portrait du colonisé et celui du colonisateur,
Albert Memmi, philosophe, psychosociologue franco-tunisien, spécialiste de
la colonisation, aborde la question des bienfaits de la colonisation. D’après lui,
tout se passe comme si la colonisation contemporaine est un raté de l’histoire :
de par sa fatalité propre et son égoïsme, elle aura en tout échoué, pollué tout
ce qu’elle aura touché.
La colonisation, voie d’anti-développement
La colonisation aura pourri le colonisateur et détruit le colonisé : « Pour
mieux triompher, elle s’est voulue au service unique d’elle-même. Mais, excluant
l’homme colonisé, par lequel seul elle aurait pu marquer la colonie, elle s’est
condamnée à y demeurer étrangère, donc nécessairement éphémère. De son
suicide, elle n’est comptable que d’elle-même. Plus impardonnable est son crime
historique contre le colonisé : elle l’aura versé sur le bord de la route, hors du
temps contemporain 22. » Sous cet angle, la question de savoir si le colonisé, livré à
lui-même, aurait marché du même pas que les autres peuples tout comme s’interrogeait
Mounier (EAN, 256), n’a pas grande signification, d’après Memmi : « En
vérité stricte, nous n’en savons vraiment rien. Il est possible que non 23. » Certes,
il n’y a pas que le facteur colonial pour expliquer le retard d’un peuple. Tous les
pays n’ont pas le même rythme, chacun a ses propres causes de retard ou ses
propres freins, mais ses propres pas et sa propre voie. « Au surplus, s’interroge
Memmi, peut-on légitimer le malheur historique d’un peuple par les difficultés
des autres ? » Bien sûr, les colonisés ne sont pas les seules victimes de l’histoire,
mais le malheur historique propre aux colonisés fut la colonisation. À ce faux
problème, poursuit Memmi, revient la question si troublante pour plus d’un :
« Le colonisé n’a-t-il pas tout de même profité de la colonisation ? Tout de même,
le colonisateur n’a-t-il pas ouvert des routes, bâti des hôpitaux et des écoles ? »
Cette restriction, à la vie si dure, revient à dire, selon Memmi, que la colonisation
fut tout de même positive, comme peut le traduire le propos de Mounier
(EAN, 256), « car, sans elle, il n’y aurait eu ni routes, ni hôpitaux, ni écoles.
21. Le terme de co-opération, et en particulier le préfixe « co », suppose un rapport d’équivalence
ou d’équité, entre les différentes parties engagées dans la communauté de projet (cf.
Aaron Mundaya Baheta, La Coopération Nord-Sud, l’éthique de la solidarité comme alternative,
L’Harmattan, 2005).
22. A. Memmi, Portrait du colonisé. Portrait du colonisateur, Gallimard, p. 129.
23. A. Memmi, Idem.
84 Robert-Gérard Lawson
Qu’en savez-vous ? Pourquoi devons-nous supposer que le colonisé se serait
figé dans l’état où l’a trouvé le colonisateur ? On pourrait aussi bien affirmer
le contraire : si la colonisation n’avait pas eu lieu, il y aurait eu plus d’écoles et
d’hôpitaux. […] Après avoir exclu le colonisé de l’histoire, lui avoir interdit
tout devenir, le colonisateur affirme son immobilité foncière passée et définitive
24 ». On ne peut guère savoir ce que le colonisé aurait été sans la colonisation,
mais nous voyons ce qu’il en est devenu par suite de la colonisation.
À partir du bilan des conséquences négatives au plan social, culturel, économique,
technique et politique, Memmi conclut que la colonisation n’est pas
indispensable et s’indigne qu’on ose comparer les avantages et les inconvénients
de la colonisation. Même les avantages largement plus importants ne pourraient
faire accepter les catastrophes intérieures et extérieures 25. Toutefois, interroger
les faits et discours historiques des colonialistes et des colonisateurs pourrait
révéler davantage et sans ambiguïté les objectifs et les intentions de l’entreprise
coloniale, obstacle à l’épanouissement de la personne et au développement.
La colonisation n’est pas la voie incontournable. Il existe des possibilités
d’influence et d’échanges entre les peuples autres. Aussi, justifier quelques
aspects de la colonisation et relever malgré tout des dimensions humanistes,
c’est sombrer dans la confusion, voire provoquer ou nourrir le ressentiment de
certains esprits qui ne sont pas prêts à essuyer ce « camouflage émancipateur
des procédés colonialistes » dont l’effet est plus insupportable que le jeu avoué,
comme le constate Mounier (EAN, 293). Le juriste et économiste sénégalais
Amady Aly Dieng, autre admirateur de Mounier, critique l’analyse de Doudou
Thiam en précisant que son analyse de la colonisation est erronée et, en outre,
n’est pas apolitique. La colonisation ici est « un acte politique et économique »
non réductible « à un simple contact de cultures et à un brassage de civilisations
». Pour Dieng, « D. Thiam veut nous faire croire qu’il y a une bonne et
mauvaise colonisation et qu’en réalité, on peut appliquer en Afrique une bonne
colonisation empreinte d’humanisme et bénéfique pour les Africains 26 ». Qu’en
est-il à l’origine des colonisations surtout autour de la conférence de Berlin de
1885, date officielle de la deuxième colonisation européenne en Afrique noire ?
Certes, des colonisateurs ont posé des actes humanitaires, mais cela
ne justifie pas l’intention de la puissance colonisatrice. Les objectifs de la
Conférence de Berlin dans leur ensemble approuvent l’impérialisme, qui est
24. A. Memmi, idem, p. 130.
25. Cf. Idem, p. 134.
26. A.-A. Dieng, Les Premiers Pas de la Fédération des Étudiants d’Afrique Noire en France
(FEANF) (1950-1955) (de l’Union Française à Bandoung), L’Harmattan, 2003, p. 268.
Les relations Europe-Afrique et le développement dans l’oeuvre de Mounier 85
l’exploitation des colonies sans heurts entre les puissances. L’interdiction de la
traite négrière n’était qu’une autre forme d’exploitation des populations et des
ressources du continent sur place, ce qui atténue les critiques contre la traite
humaine rendue moins ignominieuse par l’argumentaire civilisationniste qui fit
du colonialisme un « générateur » d’effets bénéfiques humanitaires. La colonisation
est par définition esclavagiste, sinon une colonisation sans esclavage
est une utopie 27. La deuxième politique coloniale est une conséquence de la
politique industrielle et commerciale. Le but essentiel est l’intérêt des colonialistes
avoué par ces derniers à travers paroles et actions.
C’est pourquoi le droit des races supérieures, voire leur devoir de civiliser
les races inférieures, selon le politique français Jules Ferry dans son discours du
28 juillet 1885, s’est transformé en travaux forcés, en principe de « diviser pour
régner », pillages des ressources, des guerres de conquêtes et des spoliations
de biens et de carnages des plus faibles techniquement parlant. Il s’est prolongé
dans la guerre d’Indochine et d’Algérie, la brouille du fonctionnement du jeune
État de la Guinée qui opte pour l’indépendance sans passer par la Communauté
française. Aussi, la revendication des anciennes colonies et les troubles organisés
à cet effet dans les colonies sous mandat par l’Allemagne asphyxiée par le Traité
de Versailles, l’annexion de l’Éthiopie chrétienne en 1936 par l’Italie chrétienne
ne peuvent surprendre. De même, dans son livre Le colonialisme (1905), Paul
Louis (1872-1955), politicien français, étudiant le système colonial, le décrit
comme l’expression du capitalisme le plus mercantile, et qu’aucun discours
humanitaire ne saurait justifier 28.
À partir de ce moment, la définition du colonialisme comme système doit
prendre en compte les critiques faites par les colonisés eux-mêmes. Ceci invite
à « répondre clair à l’innocente question initiale » d’Aimé Césaire :
Qu’est-ce en son principe que la colonisation ? De convenir à ce qu’elle n’est
point ; ni évangélisation, ni entreprise philanthropique, ni volonté de reculer les
frontières de l’ignorance, de la maladie, de la tyrannie, ni élargissement de Dieu,
ni extension du Droit […] ; le geste décisif est ici de l’aventurier et du pirate, de
l’épicier en grand et de l’armateur, du chercheur d’or et du marchand, de l’appétit
et de la force 29.
On comprend alors le manteau de mission civilisatrice qu’on fera porter à la
colonisation, alors que, outre les rivalités de puissance politique entre les États
27. Cf. A. Renaut, op. cit., p. 178.
28. Cf. P. Louis, Le Colonialisme, SNLE, 1905 ; cf. aussi Arthur Girault, Principes de la colonisation
et la législation coloniale, vol. 2, Sirey, 1907, p. 82.
29. Discours sur le colonialisme, suivi de Discours sur la Négritude, Présence africaine, 2000, p. 9.
86 Robert-Gérard Lawson
européens et la recherche de leur rayonnement international, c’est la convoitise
qui a guidé le colonisateur, d’après Pierre Sossou. Dans cette optique, il
montre que les falsifications de l’identité de l’homme noir (descendant de
Cham, sauvage) jouent un double rôle : donner bonne conscience au colon et
encourager les jeunes à leur emboîter le pas sans remords 30.
Colonisation, un pseudo-humanisme
De ce point de vue, Paulin Oloukpona, germaniste béninois, spécialiste
de la société coloniale et post-coloniale, relève qu’à l’époque, la séparation des
races, le droit de vie sur les peuples qui ne créent pas des choses de valeur, le
contrôle des missionnaires qui éveillent les consciences aux principes de l’égalité
des hommes font partie intégrante du système colonial 31. La colonisation,
selon Nicolas Bancel et Pascal Blanchard, historiens français de la colonie et
de la postcolonie, et Françoise Vergès, politologue, produit inévitablement des
relations inégalitaires entre colonisés et colonisateurs, contamine la démocratie
et entraine mépris et abus. Alors analyser la colonisation en faisant l’économie
de ces éléments ne permet pas de comprendre le système colonial qui vit son
apogée à la fin du xixe siècle 32. D’après Alain Renaut, le bilan humain de la
deuxième colonisation (à partir de 1860) est plus lourd que celui de la première
colonisation avec l’esclavage, et rien n’y est plus intrinsèquement défendable
que ce qui s’est ensuivi de la décolonisation : sans revenir sur les 10 000 000 à
15 000 000 d’êtres humains déportés durant la traite, les études sérieuses enregistrent
aujourd’hui, pour le continent africain, une baisse démographique de
plus de 40 000 000 d’habitants entre 1860 et la fin du xixe siècle 33.
En se référant à la charte du tribunal de Nuremberg à propos de la Shoah,
Alain Renaut, qui montre le lien intrinsèque entre la colonisation et l’esclavage,
met en relief la colonisation comme crime contre l’humanité 34. Le colonialisme,
en tant que système reposant sur l’asymétrie, n’est pas un humanisme, même si
de nombreux humanistes ont pu croire en la colonisation et même exercer en
30. Cf. Pierre K. Sossou, Rencontre des altérités. Le Taugenichts en transfert d’amour, WVB, 2005,
p. 63.
31. P. A. Oloukpona, Notre place au soleil ou l’Afrique des pangermanistes, L’Harmattan/Haho,
1985, p. 151-174.
32. Cf. N. Bancel, P. Blanchard, F. Vergès, La Colonisation française, Milan, 2008, p. 4.
33. Cf. A. Renaut, op. cit., p. 172.
34. La Charte établit comme crimes contre l’humanité : « L’assassinat, l’extermination, la réduction
en esclavage, la déportation et tout autre acte inhumain commis contre les populations
civiles » (Statut du Tribunal militaire international de Nuremberg, art. 6c ; cf. A. Renaut,
op. cit., p. 114).
Les relations Europe-Afrique et le développement dans l’oeuvre de Mounier 87
son sein. Vide d’humanisme, le colonialisme « décivilise » le colonisateur et
détruit l’homme colonisé à travers son système. Le colonialisme n’est pas par
essence humaniste. Il est même antihumaniste. L’impérialisme et l’humanitaire
sont ainsi deux concepts contraires, sinon l’on ne peut parler de l’humanisme
colonial que comme un mouvement par lequel la conscience coloniale se remet
en question 35. Selon Hannah Arendt, « lorsqu’un peuple, une ville ou même
seulement un groupe de personnes est détruit, ce n’est pas seulement un peuple,
une ville, ni même un certain nombre d’hommes qui est détruit, mais une partie
du monde commun qui se trouve anéantie : un aspect sous lequel le monde se
montrait et qui ne pourra plus jamais se montrer 36 ».
Aussi, la destruction d’une personne est celle aussi d’une partie de l’humanité
ou simplement de tout le genre humain, voire une destruction de soi. Ceci
évoque la notion de la responsabilité humaine qui dit que l’homme est responsable
de lui-même et responsable de tous les hommes. À ce propos, Sartre écrit :
Quand nous disons que l’homme se choisit, nous entendons que chacun d’entre
nous se choisit, mais par là nous voulons dire aussi qu’en se choisissant, il choisit
tous les hommes. En effet, il n’est pas un de nos actes qui, en créant l’homme que
nous voulons être, ne crée en même temps une image de l’homme tel que nous
estimons qu’il doit être. […] Ainsi, notre responsabilité est beaucoup plus grande
que nous ne pourrions le supposer, car elle engage l’humanité tout entière 37.
Devant la défaillance de cette responsabilité, Césaire compare simplement
le colonialisme au nazisme : le nazisme est la barbarie suprême, celle qui
couronne, celle qui résume la quotidienneté des barbaries, mais « avant d’en
être la victime, on en a été le complice ; que ce nazisme-là, on l’a supporté avant
de le subir, on l’a absous, on a fermé l’oeil là-dessus, on l’a légitimé, parce que,
jusque-là, il ne s’était appliqué qu’à des peuples non européens ; que ce nazismelà,
on l’a cultivé, on en est responsable, et qu’il sourd, qu’il perce, qu’il goutte,
avant de l’engloutir dans ses eaux rougies de toutes les fissures de la civilisation
occidentale et chrétienne ».
Le Martiniquais conclut pour affirmer que le colonialisme est un faux
humanisme : « Et c’est là le grand reproche que j’adresse au pseudo-humanisme
: d’avoir trop longtemps rapetissé les droits de l’homme, d’en avoir eu,
d’en avoir encore une conception étroite et parcellaire, partielle et partiale et,
tout compte fait, sordidement raciste. » Aussi, Césaire pose-t-il l’équation :
35. H. Copin, « Delavignette et l’émergence d’un humanisme colonial », in Robert Delavignette,
savant et politique (1897-1976) B. Moralis et A. Piriou (dir.), Karthala, 2003, p. 13.
36. Qu’est-ce que la politique ?, Le Seuil, 1995, p. 112.
37. L’Existentialisme est un humanisme, Nagel, 1946, p. 25.
88 Robert-Gérard Lawson
« La colonisation = chosification 38 ». Le racisme est ce qui résume et symbolise
la relation fondamentale qui unit colonialiste et colonisé, selon Albert
Memmi. La légitimité de la colonisation par la double reconstruction comme
la servitude inscrite dans la nature du colonisé et la domination dans le colonialiste
devient l’auto-absolution 39. Dans L’impérialisme, Hannah Arendt relève
aussi l’évidence du racisme comme « la principale arme idéologique des politiques
impérialistes ». Ce racisme peut fonder des nationalismes, tout comme le
pangermanisme avec le nazisme, le panslavisme avec le bolchevisme. Nommant
« l’impérialisme continental », ces mouvements annexionnistes en Europe
continentale par opposition à « l’impérialisme outremérien », elle affirme
que les deux types d’impérialisme ont les mêmes méthodes de domination et
utilisent les mêmes slogans 40.
Par conséquent, Cheikh Hamidou Kane, juriste et philosophe sénégalais,
souligne que tous les colons civils ou militaires sont des fascistes, les Allemands
n’étant pas les seuls colons racistes et fascistes. Lorsqu’on sait que leurs intentions
et leurs méthodes concourent à « la violation d’un pays », selon le titre de
la brochure de Lamine Senghor (1889-1927), tous les colonialismes se valent 41.
Par conséquent, qui anathématise le nazisme doit aussi blâmer en bloc le colonialisme.
C’est pourquoi, selon Senghor, l’occupation nazie devrait permettre
aux colonisateurs de comprendre les souffrances qu’ils infligent aux colonisés :
J’espère que les Français métropolitains, maintenant qu’ils ont connu les tourments
de l’occupation et de mesures racistes, ils comprendront mieux l’iniquité
de leur système colonial, système d’occupation fondé sur les droits du conquérant
et impliquant un sentiment de supériorité raciale. Le régime de l’indigénat établit
des lois d’exception. Par contre, chez nous, l’indigène est tenu de « racheter sa
tête » par un impôt. Tout cela doit disparaître 42.
Parce qu’il manque d’humanisme, le colonialisme n’est pas une
ingérence humanitaire et ne peut servir de canal au développement en tant
qu’accomplissement de la personne et par conséquent ne saurait promouvoir
non plus un développement social, économique et technique pérenne, ni le
développement humain durable qui dépendent de l’accomplissement de la
38. A. Césaire, op. cit., p. 13, 14 et 23.
39. Cf. A. Memmi, op. Cit, pp. 89 et 94.
40. Cf. H. Arendt, Les Origines du totalitarisme, l’impérialisme, Fayard, 2010, p. 79 et 177-184.
41. Cf. C.H. Kane, L’Aventure ambiguë, 10/18, 2009, p. 144. Lamine Senghor est tirailleur et
homme politique en France, mort à Fréjus en France (cf. Janos Riesz, « Astres et Désastres ».
Histoire et récits de la vie africaine de la colonie à la postcolonie, Georg Olms, p. 89-90).
42. Liberté 2, Nation et voie africaine du socialisme, Le Seuil, 1971, p. 17-18.
Les relations Europe-Afrique et le développement dans l’oeuvre de Mounier 89
personne. Ce développement, que nous disons « fondamental », libère en
soi l’autocréation et la créativité. Or, l’impérialisme en tant qu’« il est une
progéniture bâtarde » de la civilisation des cités, d’après Mohamed Aziz Lahbabi,
fond sur la liberté des personnes, des peuples, et par essence, est conspirateur
contre les cultures nationales des pays soumis quand il ne les détruit pas 43. Sans
la liberté, le véritable développement n’est pas possible, car la personne, comme la
conçoit Mounier ne peut réaliser sa vocation. Ce n’est pas parce qu’il fait usage des
expressions telles que « les évolués », « l’élite indigène » et « la jeune Afrique
face à la vieille Europe », que Mounier « tombe dans la conception péjorative
de l’Occident sur l’Afrique 44 ». Mounier se moque lui-même de ces expressions
qu’il qualifie de « nom(s) ridicule(s) très xixe siècle ». Mais il les utilise comme
vocabulaire contextuel pour se rendre accessible et se faire comprendre à la fois
des lecteurs européens et africains (EAN, 305).
Mounier conquis par son époque, mais un « compagnonnage édifiant »
C’est plutôt en voulant démontrer certains aspects positifs de la
colonisation que Mounier entretient une confusion entre le colonialisme et
l’ingérence humanitaire, tout en révélant par là, inconsciemment, qu’il est
imprégné ou conquis par la culture coloniale ou « la fiction coloniale », tout
comme « la France conquise par son Empire », selon les termes de Pascal
Blanchard et de Sandrine Lemaire. D’après Alain Renaut, cette « fiction
coloniale » s’intégra au plus profond de la conscience et de la représentation
des populations. Cette conquête des esprits a eu droit de notre philosophe
tout comme cette « fiction coloniale » continue de laisser des traces après les
indépendances 45. Aussi, Serge Latouche souligne que « les récents débats en
France sur le bilan de la colonisation sont déjà en filigrane dans le diagnostic
que Mounier porte dans l’immédiat après-guerre ». Pourtant, le cheminement
des Africains avec Emmanuel Mounier est perçu selon Jacques Nanéma comme
un « compagnonnage édifiant » et il est possible avec lui de « réinventer
l’africanité 46 ». Si parfois certains de ses propos restituent, malgré tout, des
43. Cf. Du clos à l’ouvert, SNED, 1961, p. 59 et 139.
44. Cf. F. Nakoro, « Emmanuel Mounier et L’éveil de l’Afrique noire », in Présence chrétienne,
n° 145, mai 2008.
45. Cf. Culture coloniale. La France conquise par son histoire, Autrement, p. 137- 147 ; cf. A. Renaut,
op. cit., p. 109.
46. Cf. J. Nanéma, « Avec Emmanuel Mounier, réinventer l’Africanité », in Penser la crise avec
Emmanuel Mounier, J. Le Goff (dir.), PUR, 2011, p. 124 ; cf. E. Mounier, EAN, 305-306 et
« Colonialisme et christianisme », Esprit, n° 26, 1934, p. 284-285 ; « Encore du colonialisme
», Esprit, n° 27, 1934, p. 530.
90 Robert-Gérard Lawson
aspects du colonialisme, Mounier, d’après le philosophe italien Osvaldo Rossi,
sait qu’aucune légitimation théorique du colonialisme n’est possible. En atténuant
la portée des abus coloniaux, il voulait que son message puisse être recevable par
les colonialistes. Mounier voulait également tirer le bien du mal, le bon d’une
grande erreur et d’aider les africains à enlever tous les germes, dont le germe
dangereux qu’est le racisme, qui peuvent empêcher le développement 47. Selon
J. Nanéma, Mounier veut prévenir « la morbidité de la mauvaise conscience ou
la pénitence de l’auto-flagellation anti-colonialiste 48 ».
Aussi veut-il aider à cultiver une relation dans une « distance raisonnable »
entre Africains et Européens, une lucidité ou une conscience critique dont seuls
les amis s’honorent. C’est un moyen qui permet de sortir du ressentiment et
de renaître à l’universel, ensuite « du passé, faire un saut vers l’avenir », car
« l’homme a une vocation à double dimension : vocation historique et vocation
spirituelle ». Les deux continents ont à apprendre l’un de l’autre. Là se
situe le courage nécessaire pour substituer une nouvelle dynamique partenariale
au ressentiment hérité de l’esclavage et de la colonisation dans lequel
s’installent nos mentalités africaines (EAN, 266). Le colonisé, qui « se rabat
sur les positions de repli, c’est-à-dire sur les valeurs traditionnelles », constate
Memmi 49, retombe dans la négation de la diversité. Ces positions sont susceptibles
d’affaiblir nos rapports avec les autres face à la gestion diligente et durable
des problèmes d’Afrique 50. Mounier propose la civilisation eurafricaine comme
creuset de dépassement et de fraternité entre Européens et Africains. Reste à
savoir si certains aspects des problèmes relatifs aux relations des Africains avec
les Européens proposés par Mounier peuvent aider ce partenariat dynamique
pour l’épanouissement de la personne humaine.
L’Eurafrique, une idée de solidarité ambiguë
Eurafrique, dialogue et coopération euro-africaine
En vue de la lutte mondiale contre la misère, Mounier préconise la « solidarité
mondiale de l’humanité ». Selon lui, l’Europe peut apporter son savoir,
sa technique et son expérience à l’Afrique, sans pour autant lui imposer son
rythme, tant il est vrai que l’on ne peut juger une civilisation par une autre.
47. Cf. O. Rossi, « L’Afrique, la route et les problème » in Emmanuel Mounier, Actes du Colloque
tenu à l’UNESCO, G. Coq (dir.), Parole et silence, 2006, p. 465-466.
48. « Présentation » de L’éveil de l’Afrique noire, op. cit., 2007, p. 39.
49. Op. cit., p. 128.
50. Cf. J. Nanéma, op. cit., p. 126 et 128.
Les relations Europe-Afrique et le développement dans l’oeuvre de Mounier 91
De son côté, l’Europe laisse s’enrichir sa surface de contact avec l’univers, en
sortant de son rationalisme suffisant, par la signification humaine de l’Afrique,
son importance pour l’homme (EAN, 256-257 et 269-270). Déjà les contacts et
les cursus d’études, la langue, les techniques et la culture de l’Europe ont fait des
Africains de la nouvelle génération des êtres entre deux cultures. Il y a donc les
possibilités de trouver les points où se greffent l’une sur l’autre deux civilisations
qui désormais se développeraient ensemble. Aussi, d’après Mounier, « l’ère
féodale est close en Afrique ». Une nouvelle conquête de l’Afrique s’impose
à l’Europe, la conquête de l’amitié (EAN, 270 et 308-309). Cette amitié, cette
collaboration avec cette introduction de l’Europe en Afrique est ce que Mounier
appelle la « civilisation eurafricaine ». La relation de proximité entre les deux
continents favorise aussi l’Eurafrique. Cependant, que représente la civilisation
eurafricaine ou l’Eurafrique dans la perspective du développement de la
personne et de la société en Afrique ?
Robert Delavignette, administrateur colonial qui se démarque de l’aventure
coloniale et de l’exotisme d’autrefois, ami de Mounier et de Senghor, croit à l’Eurafrique
et illustre dans son livre Les paysans noirs (1931) cette solidarité eurafricaine
par son constat : « La preuve enfin est faite que Blancs et Noirs, Européens
et Africains, ouvriers d’industrie et paysans, peuvent trouver la paix dans une
certaine manière de travailler ensemble à un même idéal, qui est de rénover en
commun le pays où ils sont et de relier ce pays aux autres parties du monde » 51.
L’idée-projet de Mounier se présente comme une nouvelle culture en Afrique
qui prédispose celle-ci à se prendre en charge à travers une collaboration d’égalité
avec l’Europe. Ce que Mounier appelle la « civilisation eurafricaine » est cette vie
d’échange, le brassage des deux cultures, la synthèse entre la culture traditionnelle
africaine et la culture occidentale introduite par la colonisation, une néo-culture
qui n’est ni l’une ni l’autre. L’option de Senghor se rapproche de celle de Mounier
lorsqu’il parle de l’échange interculturel, une complémentarité entre le Négroafricain
de l’intuition, de l’émotion et l’Européen de la raison discursive 52. En
outre, malgré ses doutes sur le désintéressement de l’aide bilatérale, il approuve
l’aide financière comme solidarité offerte par l’Europe 53.
Très tôt, Senghor se présente comme un député eurafricain, le défenseur de
l’Eurafrique. Il se penche vers l’économique et le politique. L’Afrique est le seul
espace, selon lui, à en présenter des conditions naturelles et climatiques pour
51. Stock, 1931, p. 14.
52. Cf. op. cit., p. 150
53. Cf. Liberté 3. Négritude et civilisation universelle, Le Seuil, 1977, p. 83 et 270-300.
92 Robert-Gérard Lawson
être le complément de l’Europe et la France doit être la pionnière de la construction
de l’Eurafrique. Il s’appuie sur la constitution française pour démontrer
que les territoires d’Outre-mer font partie de la République Française 54. D’après
Senghor, les territoires d’Outre-mer sont « culturellement et politiquement »
français. Cependant, au plan économique, les intérêts français et africains ne
sont pas les mêmes, et les Africains ont tout à gagner à ouvrir leurs marchés aux
investissements de tous les États européens, et aux techniciens de tous ces États.
Senghor fut pratiquement le seul à étendre le débat sur la communauté politique
européenne à la notion d’Eurafrique. Il s’appuie sur des thèses d’essence
coloniale, notamment l’exploitation des richesses de l’Afrique, mais non plus
pour le compte de l’Europe seule. Même si la France est réticente, Senghor est
favorable à l’ouverture des territoires d’Outre-mer aux nations européennes sans
colonies. Senghor veut le développement de l’Afrique et sait que tant que les
territoires d’Outre-mer dépendront de leurs métropoles respectives, l’Afrique
sortira difficilement du sous-développement. Telle se présente la raison fondamentale
de son combat pour l’avènement d’une Europe unie, à long terme d’une
Eurafrique. Cependant, une telle coopération est-elle sans ambiguïté ?
Eurafrique, un rapport de modèle-copie ou de cavalier-cheval ?
Au plan culturel, selon le traducteur et ami d’Aimé Césaire, critique et
essayiste allemand, Jahn Janheinz, il n’y a ni adhésion totale à un passé traditionnel
figé, ni acceptation totale de la civilisation technicienne européenne. Outre
l’acceptation d’une véritable assimilation qui entraîne celle de l’acculturation
proprement dite, les populations concernées par ces phénomènes sont statistiquement
négligeables. Il serait donc illusoire de chercher à fonder la culture
africaine sur la pensée du monde occidental actuel, en vertu des liens créés entre
les deux cultures par la colonisation qui évitait le rapprochement entre Blancs
et Noirs. L’Europe coloniale tenait à « établir des concordances trop précises
avec ses propres catégories occidentales et risque de laisser échapper ce qui est
précisément l’essentiel au regard de la pensée africaine 55 ». L’unité homogène
d’une culture, surgie du brassage culturel, permettra la révision des cultures,
chacune de son côté, qui ne peut être envisagée comme un acquis, mais toujours
engagée avec d’autres peuples dans une histoire de projet.
C’est aussi valable pour la mondialisation, dans la mesure où ce qui
concerne l’Afrique doit lui permettre de relever ses valeurs ultimes ainsi que
54. Cf. Discours à l’Assemblée nationale, séance du 8 et 9 janvier 1953 ; cf. L.-S. Senghor, Discours
à l’Assemblée nationale, Séance du 17 janvier 1956.
55. Muntu. L’homme africain et la culture néo-africaine, Le Seuil, 1961, p. 25.
Les relations Europe-Afrique et le développement dans l’oeuvre de Mounier 93
ses limites. Mais avec l’Europe, l’impérialisme culturel occidental demeure
l’opium du peuple en Afrique, affirme Janheinz. Elle impose ses conceptions,
ses formes de vie et ses jugements. Cette ambition impérialiste est de plus en
plus aiguë et fait de la culture une arme offensive et défensive masquée par
l’essor des mass-medias, des nouvelles technologies qui séduit de milliers de
peuples aux cultures « pauvres » : « L’Europe fournirait le modèle, l’Afrique
une bonne copie ; l’une serait spirituellement dispensatrice, l’autre simple partie
prenante. L’Europe étant le professeur, et l’Afrique son élève, il incomberait
logiquement à la première de décider du moment où la seconde aurait atteint
un suffisant degré de maturité pour voler de ses propres ailes ». Il en résulte une
forme d’asservissement, d’assujettissement, « une pieuvre à mille tentacules
qui pénètre allègrement dans les âmes », qui place dans une incertitude l’avenir
des peuples en Afrique 56.
Du point de vue politique et économique, Kwame Nkrumah demeure aussi
pessimiste, dans L’Afrique doit s’unir, vis-à-vis de l’Eurafrique dont le soubassement
est la réalisation et la consolidation du Marché Commun de l’Europe.
Cette forme de solidarité apparaît comme une dépendance de l’Afrique.
Nkrumah est surpris que des Africains fassent confiance à cette théorie de
l’Eurafrique, et ce pour quatre raisons :
1. Le Marché Commun ne possède que des miettes qu’il destine à augmenter
la prospérité de ses membres européens. Imaginer que leurs fonds serviront
de capital d’investissement pour les États africains est dépourvu de réalisme. La
preuve est que l’on insiste, comme il faut s’y attendre, sur des projets de modernisation
et d’amélioration qui accroîtront la force économique de l’Europe. Les
projets approuvés ignorent les demandes des industries et n’ont concerné que
les besoins sociaux et la construction de routes, de voies ferrées et de ports. Ces
services sont importants pour le développement et l’accroissement de niveau
de vie, mais ne sont que d’heureuses adjonctions au minimum économique et
social. Ceci ne fait qu’élargir le fossé entre la productivité de l’Europe et celle
de l’Afrique 57.
2. L’Eurafrique est une méthode en faveur d’un « colonialisme collectif
d’un nouveau genre ». Selon K. Nkrumah, il est curieux que Senghor soit
sensible à la subtile invitation des pays de langue anglaise pour une coopération
avec le Marché commun 58. Si la coopération économique et technique
56. Ibidem, p. 7 et 173-174.
57. Cf. K. Nkrumah, L’Afrique doit s’unir, p. 217.
58. Cf. op. cit., p. 188.
94 Robert-Gérard Lawson
entre les Africains est possible, selon Senghor, pourquoi la lier au Marché
commun, organisation européenne, destinée à servir les intérêts européens ?
« Les membres d’Outre-mer y sont entrés comme fournisseurs de matières
premières, et non d’égal à égal. » Il est incohérent de penser que les dirigeants
du Marché commun définiront la coopération au mieux du développement de
toute l’Afrique.
3. Les tarifs du Marché commun ne peuvent qu’approfondir les divisions
entre les Africains membres et non-membres, à cause de l’aggravation de la
compétition que cela entraînera entre eux. La seule conséquence possible sera
que les prix baisseront. En effet, malgré les signes extérieurs de changement
qu’on observe en divers points du continent, la nature de l’économie africaine
basée sur le commerce n’a pratiquement pas changé depuis l’arrivée des
premiers Européens sur les côtes africaines. Or, ce commerce ne se fait pas entre
Africains, il est tourné vers l’Europe. Tous les États africains jouent leur rôle
de fournisseurs de matières premières à bon marché en échange des produits
finis, plus chers, que nous importons. Les aides octroyées par l’Europe sont
conditionnées par cette forme d’alliance. Par conséquent, la loyauté des États
africains prime sur leurs devoirs envers l’Afrique.
4. L’alliance avec le Marché commun, noyau de l’Eurafrique, est néo-colonialiste.
Il menace les pays africains sous-développés, crée la scission entre les
États indépendants d’Afrique, les attire dans les filets de l’Europe et « rétablit
la vieille relation impérialiste du cavalier européen sur le cheval d’Afrique ». En
outre, ils se privent de la possibilité d’une action indépendante et renoncent à
sa politique de non-alignement : « Il aura vendu l’Afrique pour une assiette de
soupe néo-coloniale ».
Eurafrique, un concept géopolitique à l’origine
Voilà pourquoi, en se référant au contexte de la création du mot, Nkrumah
écrit : « Il est significatif que le mot Eurafrique ait été formé à propos des négociations
sur le Marché commun. Il résume la conception dangereuse d’un lien
étroit et continu entre l’Europe et l’Afrique sur le pied du néo-colonialisme,
lien qui doit être cimenté dans une formation politique quelconque 59 ». Alors
qu’en est-il aux origines ? Comme l’explicite Nkrumah, le départ insinue bien
l’intérêt économique et la puissance politique. L’idée d’Eurafrique est ambiguë
comme le déclarait Michel Debré (1912-1996) en 1958 : « On parle beaucoup
de l’Eurafrique. C’est un mot qui cache des pensées grandioses et d’autres
59. Ibid., p. 189, 190 et 227.
Les relations Europe-Afrique et le développement dans l’oeuvre de Mounier 95
malsaines. Derrière la vision d’une entente entre le monde blanc et le monde
noir, certains dissimulent leur calcul : associer, dans un échange inégal, les
matières premières de l’Afrique et la capacité industrielle de l’Europe 60 ». En
effet, le mot est héritier des conceptions géopolitiques du philosophe autrichien
Richard Coudenhove-Kalergi (1894-1972) qui lance en 1921 la théorie faisant
de la Russie non pas un pays de l’Europe, mais un pays de l’Eurasie avec ses
colonies. Il est fondateur du mouvement paneuropéen en 1923 61.
En 1929, Coudenhove invente la notion et le concept d’« Eurafrique »
comme version élargie de l’Europe incluant les colonies européennes.
L’Eurafrique est alors un simple substitut à la puissance impériale déclinante,
par l’instauration d’une étroite interdépendance politique et économique, d’une
communauté d’intérêts et de destins. Max Liniger-Goumaz, économiste et
géographe suisse, retrace dans L’Eurafrique, utopie ou réalité ?, les métamorphoses
de l’idée eurafricaine, défendue d’abord comme un intérêt commun, se révèle
finalement comme une quête de puissance économique et politique 62. C’est pourquoi
Jean Dresch, géographe et anticolonialiste français (1905-1994), affirme :
L’Eurafrique apparaît […] comme un moyen non de développer les pays africains,
mais de les exploiter avec plus de méthode que par le passé, de les utiliser pour le
plus grand profit d’entreprises métropolitaines menacée par de redoutable concurrences,
ou de les lier à une construction politique que n’acceptent pas les peuples
européens eux-mêmes, à une croisade haineuse pour la défense d’une civilisation
dont ils ont été beaucoup plus les victimes que les profiteurs 63.
Pourtant, la solidarité transnationale, dans la perspective de la quête de
la paix entre les peuples, selon Kant, ne peut être basée sur une quelconque
puissance politique, mais sur la liberté à assurer et à garantir à chaque État et
en même temps aux autres États alliés. C’est ce genre de fédéralisme d’États
libres sur lequel se fondent le droit des personnes et l’alliance des peuples 64.
L’Eurafrique ne répond pas à ce critère d’alliance des peuples. Au plan culturel,
économique et politique, elle ne peut contribuer au développement véritable
des personnes et des peuples vaincus par l’histoire. Elle est plutôt, comme
l’écrivent des amis de Mounier à la revue Esprit en 1949, « l’internationalisation
des colonies au profit des nations européennes », « l’oppression coloniale avec
de nouvelles forces ». L’abolition de l’oppression coloniale et l’interdépendance
60. Gouverner. Mémoires (1958-1962), Albin Michel, 1988, p. 316.
61. Cf. R. de Coudenhove-Kalergi, Pan-Europe, PUF, 1988.
62. CLE, 1972, p. 23-54.
63. J. Dresch, « L’Eurafrique », Présence africaine, n° 7, avril-mai 1954, p. 25.
64. Cf. E. Kant, Vers la paix perpétuelle, Flammarion, 2006, p. 89 et 91.
96 Robert-Gérard Lawson
des peuples passent par le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, « non par
des promesses, mais des actes 65 ».
Conforter la bonne intention par des engagements concrets
Mounier croit-il en ces promesses ? Son intention majeure est de chercher
des voies d’amélioration et de modernisation de la vie des Africains, conceptualiser
simplement le dialogue, les échanges, la coopération et la réconciliation
entre l’Afrique colonisée et l’Europe colonisatrice. Cependant, il utilise
un terme historiquement chargé de géopolitique, de solidarité bipolaire
(Europe-Afrique), alors que la réalité mondiale peut offrir une coopération
plus diversifiée et une solidarité plus grande et plus ouverte pour l’épanouissement
des personnes. Pour la cause, Nkrumah propose au préalable la liberté des
peuples, l’intégration, voire l’unité des États au plan politique et économique,
la mise ensemble du capital au niveau continental dont l’autorité permettra
de coopérer sans dépendance au plan international. L’effectivité et la fécondité
de l’éthique de solidarité pour le développement et l’épanouissement de
la personne, dans un contexte d’intérêts et de rapports de force, a besoin d’un
« Conseil Supérieur supranational » avec des représentants légitimes 66 des
nations ou d’une Autorité publique mondiale au service de la personne et du
bien commun, d’après Kuamvi Kuakuvi. Il s’agit d’une instance juridique légitime
ou selon les mots d’Ebenezer Njoh-Mouelle, « un mécanisme prenant
appui sur cette toute-puissance de la loi de l’intérêt pour amener les uns et
les autres à trouver de l’intérêt à collaborer à la satisfaction des intérêts des
autres 67 ». L’amitié proposée par Mounier en son temps, était tout de même un
nouvel espoir : « On sent à tout instant que le fait pour le Noir de rencontrer
un toubab (Emmanuel Mounier) compréhensif représente un nouvel espoir
d’entente », d’après Franz Fanon 68.
65. Cf. R. Boudry, « De J. Ferry à l’Union française » et J. Rous « Que veulent les grands
mouvements d’émancipation des peuples ? Leurs programmes, leurs problèmes », Esprit,
juillet 1949.
66. Allusion faite à l’ONU : selon Mounier, « Le deuxième après-guerre maintient l’illusion
(ONU), et joue plus cyniquement la force : un mal s’ajoute à un autre » (Le personnalisme,
in OEuvres, t. III, p. 518). D’après Franz Fanon, « l’ONU est la carte juridique qu’utilisent les
intérêts impérialistes quand la carte de la force brute a échoué » (Pour la révolution africaine,
La Découverte, 2001, p. 216).
67. Cf. K.M. Kuakuvi, Nature humaine, normes et évolution. Le problème de l’énergétique humaine,
thèse de doctorat, Paris 1-Panthéon-Sorbonne, 1980, p. 411-415 ; E. Njoh-Mouelle, L’État et
les clivages ethniques en Afrique, Frikiya/CERAP, 2011, p. 113.
68. Peau noire, masques blancs, Le Seuil, 1952, p. 44.
LA PENSÉE DE MOUNIER ET LES LINÉAMENTS
D’UNE « CIVILISATION EURAFRICAINE »
Jean-François Petit
J.-F. Petit est maître de conférences à la faculté de philosophie de l’Institut
Catholique de Paris. Ce texte est celui d’une conférence donnée à l’université de
Ouagadougou (Burkina Faso) en décembre 2011.
Une responsabilité particulière qui incombe aux personnalistes du Nord et
du Sud est sans aucun doute de travailler à ce que Mounier appelait une
« civilisation eurafricaine ». En effet, face au rouleau compresseur de la mondialisation,
qui homogénéise à outrance et met en péril les cultures les plus fragiles,
il est nécessaire de penser les modalités d’une rencontre interculturelle, dont les
philosophes, notamment ceux appartenant au Réseau philosophique de l’interculturel,
essayent de penser les fondements 1. Les écrits de Mounier peuvent-ils
aider à les préciser ? Une relecture de L’éveil de l’Afrique noire ici s’impose 2.
En publiant cet ouvrage, Mounier redoutait les « voyageurs pressés de faire
la leçon ». Dans un monde où la compression du temps et la mobilité généralisée
paraissent irréversibles, choisir le détour, la « voie longue », comme le
souhaitait Ricoeur, risque de se heurter à des obstacles fondamentaux. Pourtant,
comme tout autre continent, l’Afrique mérite mieux que des approches globalisantes,
peu fondées, qui ne tiennent pas compte de ses mutations et de l’extraordinaire
complexité des situations.
Je voudrais donc modestement procéder à une relecture européenne et
très libre de la « Lettre à un ami africain ». C’est pour tous les héritiers de
Mounier une grande responsabilité que de penser qu’il a été proche d’Alioune
1. Le REPHI organise son premier colloque international en Afrique sur le thème « Justices,
cultures et charité » du 21 au 24 janvier 2013 à Cotonou (Bénin).
2. Cf. E. Mounier, L’Éveil de l’Afrique Noire, Presses de la Renaissance, 2008
98 Jean-François Petit
Diop, le fondateur de Présence africaine. Cette réflexion voudrait donc prolonger
des analyses développées sur d’autres terrains, par exemple celui de l’avenir de
l’Église catholique 3.
Le désir de ne pas perdre de temps
« Mon cher Alioune, il ne faut pas perdre de temps. » En ces quelques
mots introductifs, le ton est donné, l’orientation même est esquissée. Plus que
tout autre, Mounier est un philosophe de l’événement 4. Mais plus encore, le
personnalisme est une philosophie forte du temps. Elle nous oblige à prendre
au sérieux les urgences de l’heure, que celles-ci viennent des débats les plus
graves ou bien des appels les plus humbles du quotidien.
Très tôt, par son expérience propre, Mounier a compris que le temps
n’était pas simplement une forme du mal qu’il faudrait essayer de fuir comme
le souhaitait Plotin ou qu’un acte libérateur devait nier avec force comme le
pensait Heidegger. Chaque instant, pour Mounier, contient des possibilités de
mort ou de vie. Il nous appartient donc d’en user au mieux. Le personnalisme
invite à habiter le temps, par la persévérance, l’ouverture sur l’univers tout entier
pour trouver les solutions les plus adaptées à chaque période de notre existence.
Autrement dit, autant les « urgences de l’heure » doivent stimuler notre
sens de l’audace, de la créativité, autant nous devons agir sans prévention, ni
précipitation. Mounier était trop bon connaisseur de Descartes pour oublier
ses règles de la méthode 5 : ne pas perdre de temps, pour un cartésien, c’est
dissocier l’accessoire du secondaire, c’est ne pas se perdre dans les méandres de
discussions sans fin, c’est vouloir aller à l’essentiel. Mais justement quels furent
les grands défis du temps de Mounier ? Contre les principaux penseurs de son
époque comme Lévy-Bruhl, il avait compris que les décalages entre l’Europe
et l’Afrique n’étaient pas simplement une affaire de temps. Les Africains n’ont
pas plus une mentalité « prélogique » que les Européens, comme le reconnaîtra
dans la deuxième partie de son oeuvre le même Lévy-Bruhl 6.
3. Cf. L’Afrique sera-t-elle catholique ?, J.-F. Petit, I. Roux et M.-P. Alaux (dir.), L’Harmattan, 2007.
4. Cf. Jean-Marie Pailler, « L’obsession de la présence », in Emmanuel Mounier, actualité d’un
grand témoin, t. I, Parole et silence, 2006, p. 627.
5. Cf. E. Mounier, Le Conflit de l’anthropocentrisme et du théocentrisme dans la philosophie de
Descartes, DES, Grenoble, 1927. La conclusion est reprise dans Études philosophiques, n° 21,
1966, p. 319-324 et BAEM, n° 47, 1977, p. 2-13.
6. Cf. La mentalité primitive, Alcan, 1922.
La pensée de Mounier et les linéaments d’une « civilisation eurafricaine » 99
Aujourd’hui, les principales analyses sur le développement ont abandonné
des schémas évolutionnistes. Mais il est clair aussi que cinquante ans après la
décolonisation, une profonde déception règne chez les intellectuels et parmi la
population. Les gouvernements Africains dans leur ensemble n’ont guère réussi
à prendre totalement en charge les besoins fondamentaux. Dans bien des cas,
la prise de conscience des communautés de leurs propres responsabilités n’est
encore que très progressive : les poursuites pour les « biens mal acquis » des
dirigeants et l’érection de tribunaux pénaux après les génocides dans plusieurs
parties de l’Afrique sont largement le fruit de la mobilisation internationale
extra-africaine.
De leur côté, les Églises ont beaucoup investi dans la création d’institutions
scolaires, sanitaires ou socio-caritatives. Mais elles ne peuvent pas à elles
seules porter tout le fardeau de la pauvreté. Comme l’indiquait le P. Engelbert
Mveng, un des fondateurs d’une anthropologie théologique de la pauvreté, la
crise que subit le continent africain apparaît « comme le révélateur qui met à
nu les chaînes, partout présentes de nos dépendances et de nos avertissements.
Elle invite à la fois à regarder les agents de la paupérisation et leurs victimes, les
pauvres et les déshérités et aussi les mécanismes de paupérisation ».
Il semble que de telles analyses, pour les hommes de bonne volonté,
invitent à mettre en place des contre-structures, dont la mission serait non
seulement de neutraliser les structures du mal mais aussi de mobiliser tous ceux
qui veulent être libérateurs de leurs frères. Se former à la prise de conscience des
urgences de l’heure, voilà sans doute l’une des premières responsabilités d’une
pensée personnaliste africaine. Il ne faut donc pas perdre de temps dans des
analyses fausses, périmées. Des livres à succès il y a quelques années ‒ comme
celui d’Axel Kabou : Et si l’Afrique refusait le développement ? ‒ mettent en oeuvre
de subtils stratégies de diversion et de démobilisation. Or, pour Mounier, c’est
sur le chemin de la lucidité qu’il faut ouvrir le dialogue.
Ouvrir le dialogue sur le terrain de la lucidité
Voilà sans doute une autre grande exigence dont il faut peser tous les mots :
homme du dialogue, Mounier le fut sans conteste. La société et a fortiori l’Église,
en 1930, n’y étaient pas prêtes. Il faudra attendre un Concile et un changement
progressif des mentalités pour que le dialogue devienne le mode ordinaire de
gestion des relations sociales. Contre toutes les pseudo-communications, le
dialogue restaure le sens des événements et établit les personnes dans leur dignité.
100 Jean-François Petit
Jean Lacroix a magnifiquement montré en quoi consiste un authentique
dialogue 7. C’est dans la plus ancienne tradition philosophique, celle de Socrate
et de Platon qu’il faut chercher la conception personnaliste du dialogue. Au
xxe siècle, Buber établira avec force une philosophie du dialogue dont s’inspirera
Mounier. Le dialogue suppose le respect de l’autre, une vérité qui se
donne en partage, l’aventure d’une recherche commune. Nos sociétés y sontelles
suffisamment prêtes ?
Bien des fois, les processus de communication sont altérés par des consultations
inopérantes, par des expertises, qui annihilent les capacités expressives.
Les démocraties paraissent malades d’une surinformation lors même que
manquent les données essentielles, celles qui font vivre dans la vérité.
On peut prendre ici comme exemple les difficultés d’interprétation de la
guerre civile au Rwanda 8. Comme le soulignait un de mes enseignants, africaniste
chevronné, Jean-François Médard : s’agissait-il d’un conflit entre tribus,
ethnies, races, castes ou classes ? Comment rendre compte de ce qui apparaît à
courte vue comme un conflit ethnique entre Tutsis et Hutus ? En réalité, nous
avons bien été en face d’un conflit très différent de ceux qui ont vu le jour
ailleurs en Afrique : Tutsis et Hutus parlaient la même langue, étaient de la
même culture, vivaient dans le même territoire, participaient à la même culture.
Comment peut-on encore parler de conflit ethnique quand cette expression
renvoie dans l’imaginaire des Occidentaux aux conflits ancestraux qui auraient
opposé de tout temps ces populations ? Or il s’agissait de conflits récents. Le
racisme qui les caractérise et le génocide dont il est issu sont des phénomènes
qui se rattachent à la modernité et non pas à la tradition. En fait, c’est l’appartenance
à une race qui a créé l’ethnie. À l’origine, les clivages étaient plutôt de
nature politique et de classe, puis ils sont devenus de nature ethnique et raciste,
liés à la politique coloniale et aux manipulations politiques ultérieures.
Autre exemple ayant touché au conflit rwandais : le terme « génocide »
ne finit plus à rendre compte de ce qui s’est réellement passé. Il est clair qu’il
faut procéder à des distinctions, aussi macabres soient-elles, entre les massacres
« ordinaires » qui sont souvent liés à des répressions organisées par des régimes
autoritaires ; les violences ethniques qui peuvent opposer des groupes ethniques
différents, les massacres à « tendance génocidaire » qui sont restés localisés et
les vrais génocides qui, selon la définition des juristes, sont « des actes commis
7. Cf. Le Sens du dialogue, La Baconnière, 1969.
8. Pour une analyse plus générale, J.-F. Petit, « Violence, vérité, pardon », Christus, n° 228,
octobre 2010, p. 459-465.
La pensée de Mounier et les linéaments d’une « civilisation eurafricaine » 101
dans une intention de détruire en tout ou partie un groupe ethnique, nationale,
racial ou religieux ».
La qualification ou l’accusation de « génocide » est devenue une arme
dans la vie politique dont seul un arsenal de juridictions internationales et de
tribunaux locaux, les « gacaca », a pu démêler la novicité conceptuelle 9.
Le personnalisme doit se nourrir de telles approches, car si elles sont plus
compliquées, elles sont sans doute aussi plus « lucides ». Par nostalgie, par
désespoir ou par peur, nos regards peuvent chercher à les éviter ou se réfugier
dans le passé. Nous préférons alors vivre dans une histoire « monumentale »,
magnifiée ou célébrée, qui littéralement nous embaume. Or nous ne sommes
plus au temps de l’aventure ambiguë. La recherche a progressé. L’histoire historienne
qu’on enseigne sur les bancs de l’université aide-t-elle à discerner véritablement
les enjeux du présent ? Ricoeur a bien montré les ambiguïtés de la
mémoire dans une épistémologie renouvelée de la condition historique, préalable
au pardon 10.
Par opposition, certains penseurs se réfugient dans des tentatives de « futurologie
» – domaine privilégié des technocraties promptes à nous montrer
des lendemains qui chantent, en faisant passer l’amère pilule d’un présent qui
déchante. Or il faut « oser penser », pour reprendre le titre d’un livre d’un
correspondant de Mounier, Jacques Lefrancq : penser avec tout ce que nous
sommes, conscients de nos moyens limités, « penser avec les mains », comme
le souhaitait Denis de Rougemont, sans démissionner de notre responsabilité,
notamment politique, au seul profit de l’expertise 11.
Il n’est donc pas si simple d’envisager le présent lucidement.
Les oeillères et les « décors Potemkine » tenaient déjà lieu de politique
coloniale du temps de Mounier. Avant lui, Gide avait dénoncé avec force les abus
des pouvoirs en présence. Aujourd’hui, penser le présent est chose autrement
plus complexe. Il n’est guère évident d’y voir clair ; les études postcoloniales
ne sont pas toutes exemptes d’a priori idéologiques. Mais le personnalisme
invite au courage et au discernement. Il essaie de faire éviter les impasses et la
résignation. Pour Mounier, en tout cas, les enjeux étaient limpides : il s’agissait
pour lui de privilégier les « luttes sociales, économiques et morales », dans une
interaction, pour ne pas sombrer dans le déterminisme, notamment marxiste.
9. Cf. Benoît Guillou, « Crimes de masse et responsabilité pénale. Les juridictions gacaca »,
XXXIVe congrès français de criminologie, 2004, [www.champenal.revues.org].
10. Cf. Paul Ricoeur, La Mémoire, l’histoire, l’oubli, Le Seuil, 2000, 2e et 3e partie.
11. Cf. Denis de Rougemont, Penser avec les mains, Gallimard, 1972.
102 Jean-François Petit
Privilégier les fuites sociales, économiques, morales
Mounier n’a les compétences ni d’un sociologue, ni d’un économiste, ni
d’un moraliste. Il n’est pas homme à donner des solutions ready made. Il parle
simplement au nom d’une commune humanité, alors même que beaucoup à
l’époque envisagent le combat de l’Afrique comme un combat racial entre Noirs
et Blancs. Sans doute aujourd’hui faut-il reprendre le dialogue avec les partisans
d’une personnalité négro-africaine. Joseph Ki-Zerbo dans son ouvrage Tradition
et modernisme en Afrique noire 12 en donnait des caractéristiques importantes : des
formes d’organisation économique plutôt traditionnelles, une société structurée
selon des rites d’initiation, une organisation politique assez similaire d’un pays à
l’autre, un art « engagé », une conception religieuse de la vie. Il faudrait voir si
ces caractéristiques valent encore pour aujourd’hui ou en quoi l’irruption de la
« postmodernité » bouleverse des pans entiers de la vie concrète des Africains 13.
Où sont les vraies luttes sociales, économiques ou morales ? À titre
d’exemple, je cite les « sept blessures » de l’Afrique données il y a quelques
années par mon confrère le P. Bruno Chenu :
– Les dictatures avec leur cortège de corruption. Il y a vingt ans, un journal
titrait encore : « Afrique : 47 États, 27 dictateurs ». La liste est moins longue
aujourd’hui. Des efforts de démocratisation ont été faits. Mais l’on s’étonne
de voir des présidents chassés du pouvoir réélus après une grande lassitude,
tandis que d’autres (RCA, Madagascar…) sont littéralement abandonnés par
la communauté internationale. Les Africains le disent : ils en ont « soupé de la
démocratie, façon France-Afrique, d’autant que la soupe n’est pas venue ». Un
mieux-être économique se fait toujours attendre dans des pays qui, comme la
Cote d’Ivoire, ne pansent que lentement leurs blessures.
– Les guerres civiles avec leur cortège de réfugiés. L’Afrique en compte les
deux tiers dans le monde. Il faut louer les associations qui veulent prendre à
bras-le-corps ce problème, comme Jesuit Refugee Service.
– La famine. Plus de 100 millions d’Africains ne mangent pas à leur faim.
L’Afrique noire enregistre la plus forte concentration de « pays les moins avancés
», alors que sa progression démographique est rapide. Est-ce une fatalité ?
– Le fardeau de la dette. Un président tanzanien déclarait naguère :
« L’insupportable charge de la dette est un boulet que traîne l’Afrique. La dette
extérieure de l’Afrique subsaharienne est passée de 84,3 milliards de dollars en
12. Le Seuil, 1965.
13. Pour une analyse conceptuelle du débat, cf. J.-F. Petit, Penser après les postmodernes, Buchet-
Chastel, 2005.
La pensée de Mounier et les linéaments d’une « civilisation eurafricaine » 103
1980 au chiffre exorbitant de 313 milliards de dollars. La Tanzanie a par exemple
une dette extérieure de 7 milliards de dollars. Si nous devions répartir cette dette
entre tous les hommes, femmes et enfants du pays, chacun d’eux serait endetté
à hauteur de l’ensemble de ses revenus de deux années et demie. » Nous devons
donc regarder précisément l’origine et la structure de cette dette et conjuguer les
efforts pour en obtenir l’annulation, distinguer entre les niveaux d’endettement.
– Le SIDA. En 1997, on comptait alors 11 000 nouveaux séropositifs par
jour en Afrique. Même si les choses vont mieux désormais, il y a là un réel défi,
y compris pour les Églises. Celles-ci ont le devoir, dans une perspective de
suppléance, de prendre au sérieux ce drame, en s’engageant en priorité au service
des plus pauvres. Les Églises peuvent privilégier la création de structures souples,
à budgets de fonctionnement modestes, proches des populations pour mieux
favoriser l’éducation, la prévention et le dépistage des troubles précoces de santé.
Travailler pour la santé, par des réalisations simples, en ne faisant pas abstraction
des réalités locales, c’est oeuvrer pour un authentique développement. La généralisation
de traitement à bas coût n’est pas de l’ordre de l’impossible.
– La désertification. Chaque année, le désert gagne 50 000 km2. Tous les
ans, le Sahara progresse de six kilomètres et 10 millions d’hectares de forêts
disparaissent. Comment endiguer ce fléau, si ce n’est en responsabilisant les
personnes, en reboisant sans discontinuer et en trouvant des sources alternatives
d’énergie (le solaire entre autres) ?
– Le pillage des ressources naturelles. Il est nécessaire de rappeler que
l’Afrique est le terrain privilégié de toutes les prédations de ressources et qu’un
plus juste partage des richesses s’imposerait au niveau mondial.
Il est préférable d’arrêter là l’inventaire. Comme l’exprimait Alphonse
Quénum, prêtre béninois, l’Afrique est bien le continent des paradoxes : « Elle
aime la solidarité et semble cultiver la division ; elle aime la vie et sème partout
la mort, elle recherche la fraternité et appelle volontiers tout le monde frère
mais est si facilement fratricide ; elle pratique l’hospitalité et jette malheureusement
ses enfants comme des rebuts sur les routes. »
Pour ma part, il me semble qu’une identité africaine redéfinie grâce à un
personnalisme authentiquement africain aiderait à mieux voir les défis économiques,
politiques et sociaux réels. Mounier doit à son maître grenoblois Jacques
Chevalier une méthode d’approche du réel très féconde. Pour ce dernier, saint
Thomas d’Aquin avait déjà perçu qu’il manquait aux philosophes de l’Antiquité
une vue exacte des limites de la condition humaine et de la pensée. Or ce n’est que
lorsqu’elle se perçoit comme relative que la pensée peut espérer atteindre l’absolu.
En d’autres termes, l’humilité est une vertu essentielle de l’intelligence créée. Sans
104 Jean-François Petit
cela, la réalité nous demeure partiellement fermée. Le personnalisme doit donc
faire preuve autant de rigueur intellectuelle dans l’analyse que de conformité au
réel. Ce réel nous met en présence de l’individuel, du concret, du qualitatif alors
que la science héritée de Descartes finit par méconnaître une partie du réel qu’elle
déclare inintelligible. Or l’Afrique est généralement encore « métaphysiquement
orientée ». S’y exprime le respect du mystère qui enveloppe l’homme.
Derrière le tableau des sept « blessures » de l’Afrique, il faut donc voir
des personnes vivantes et des faits concrets, non uniquement la justesse ou la
fausseté d’une analyse. De plus, il faut lutter contre ce que l’on déclare pour
l’Afrique « inintelligible ». Je pense ici par exemple aux travaux du regretté Éric
de Rosny dans Les yeux de ma chèvre 14 pour réintroduire de « l’irrationnel »
(au sens occidental du terme) dans le champ de la connaissance.
A posteriori, la lecture de L’éveil de l’Afrique noire montre une grande perspicacité
devant l’échec prévisible des grands projets, devant les « éléphants
blancs ». On peut y voir une invitation à rester méfiant devant tous les mirages
que les puissants utilisent pour calmer la demande de justice des plus pauvres.
C’est un véritable appel à ne pas déserter quand l’essentiel est en train de se
jouer. Mounier, philosophe par excellence de l’engagement, a bien compris
que cette tentation pouvait être grande chez les plus jeunes 15. Selon sa propre
expression, ils refusent d’être une « génération déchirée et sacrifiée ».
Prévenir le déchirement et le sacrifice d’une génération
Mounier a bien perçu que la dernière génération noire de l’administration
coloniale risquait de passer aux oubliettes de l’histoire, malgré beaucoup
d’efforts. Rétrospectivement, on peut juger que ceux-ci ont été, pour une
bonne part, effectivement été les pionniers de l’émancipation coloniale. Ils
ont construit les écoles et dispensaires qui allaient contribuer à une authentique
promotion humaine. Pourtant, peu d’hommages leur sont rendus, sans
doute parce que d’autres plus radicaux les ont éclipsés ou se sont attribués leurs
mérites. Peut-être leur sens du compromis leur a-t-il aussi empêchés de penser
radicalement la rupture des indépendances nécessaires.
L’interrogation vaut pour les jeunes générations africaines d’aujourd’hui :
elles ne sont pas moins déchirées entre l’aspiration à la participation à une
14. Plon, 1983.
15. Cf. G. Coq, Mounier, l’engagement politique, Michalon, 2008.
La pensée de Mounier et les linéaments d’une « civilisation eurafricaine » 105
civilisation mondiale et l’attachement à leurs origines, parfois reniées en pratique :
la « peau est noire », mais le « masque est blanc », aurait dit Franz Fanon.
Certes, le personnalisme défend une civilisation de l’universel. Il est tout à
la fois héritier et promoteur de la philosophie des droits de l’homme, à l’origine
des grandes chartes et institutions internationales comme celles de l’UNESCO.
Loin de Mounier le désir de vouloir enfoncer les Africains dans leur particularisme
culturel. Dès lors, deux directions différentes s’imposent :
– Une direction géostratégique. Un nouvel ordre international permettrait-il
de mieux garantir la paix et la promotion de tous ? Nul besoin là encore d’être
spécialiste pour voir que la pax americana actuelle obéit plus aux considérations
fluctuantes d’un pays qu’à un désir de promouvoir le bien-être général.
L’accession à une vraie citoyenneté mondiale est une chimère tant que le
« dernier de ces petits », comme aurait dit Mounier, ne voit pas ses droits
fondamentaux garantis. Or cette idée de citoyenneté mondiale n’est pas, depuis
Kant, une idée sans contenu 16.
– Une direction anthropologique. Cette civilisation mondiale, dont on
encense parfois imprudemment les mérites, fait-elle droit à la conception de
la vie des Africains ? Est-elle même consciente que la moitié d’entre eux ont
moins de 15 ans ? Une vie qui est d’abord totalité, appartenance à une ethnie
ou un groupe ; une vie qui est dette, puisqu’elle vient des autres ; une vie qui est
destinée où certains ont « la chance » et d’autres pas ; une vie en mouvement
avec ses rites de passage, d’initiation ; une vie qui consacre la croissance dans la
sagesse car « même assis, le vieux voit plus loin que le jeune homme debout » ;
une vie profondément religieuse enfin, où l’un des plus grands scandales est de
mourir jeune. La civilisation mondiale du fast food et du Coca cola fait-elle droit
à cette richesse ? Comment une civilisation personnaliste et communautaire
peut-il y répondre ? Ce sont là des questions entrevues par Mounier. Mais avant
que l’utopie personnaliste devienne réalité, j’ai bien peur que d’autres sacrifices
soient nécessaires. Il n’est pas aisé de parler de sacrifice au siècle de l’opulence et
de la facilité. Et pourtant, sans un partage du travail, des savoirs, ce qui a fait la
noblesse des traditions africaines risque de s’affaiblir. Ce serait une grave perte
pour l’humanité tout entière. Mounier recommandait aux jeunes générations de
ne pas s’isoler des masses africaines et du reste du monde 17. Ainsi conscientes
de leurs responsabilités, elles pourront assumer pleinement, librement et tranquillement,
les missions qui leur incombent.
16. Cf. J.-F. Petit, Individualisme et communautarisme, Bayard, 2007.
17. Pour un prolongement sur ce thème, cf. Michel Kouam et Christian Mofor, Philosophies et
cultures africaines à l’heure de l’interculturalité, L’Harmattan, 2011.
L’INFLUENCE VIVANTE
DU PERSONNALISME DE MOUNIER
SUR LA PHILOSOPHIE ESTHÉTIQUE
ET LA POÉSIE DE LÉOPOLD SÉDAR SENGHOR
Nadia Yala Kisukidi
N.-Y. Kisukidi, membre de l’AAEM, enseigne la philosophie à l’université de
Genève, où elle prépare une thèse de théologie sur l’influence de Mounier et de
Senghor sur les théologiens africains contemporains Elle publie bientôt sa thèse aux
éditions du CNRS : L’humanité créatrice : esthétique et politique chez Bergson. Cet
article est initialement paru dans la revue Contextes (septembre 2012), et nous
remercions sa responsable, Cécile Vanderpelen, de nous avoir autorisés à le reproduire
dans une version allégée d’un certain nombre de notes.
Alors président du Sénégal, Léopold Sédar Senghor relate avec précision
son parcours intellectuel et les influences qui traversèrent sa pensée de
la négritude dans un ensemble de lettres précieuses qu’il adressa à Jacques-
Louis Hymans, auteur d’une thèse importante sur le président-poète 1. Dans
une première lettre, datée du 22 octobre 1963 2, Senghor évoque l’influence
effective qu’eurent deux grands penseurs catholiques sur son évolution intellectuelle
: Jacques Maritain, entre 1932 et 1940, puis le P. Teilhard de Chardin, dès
1950 et, plus profondément encore, en 1955, quand ses oeuvres furent publiées
aux Éditions du Seuil 3. À l’ombre de ces pensées s’en profile une autre, dont
Senghor semble toutefois amoindrir la portée : celle de Mounier et de la revue
1. Léopold Sédar Senghor. An intellectual biography, Edinburgh University Press, 1971.
2. Jacques Louis Hymans, op. cit., p. 263. L’ensemble des lettres que Senghor écrivit à Hymans,
après lecture de son travail de recherche, se trouve dans l’Appendice II de l’ouvrage.
3. Ibid., p. 263. On remarquera que Senghor fut lui-même édité au Seuil.
L’influence vivante du personnalisme de Mounier… 107
Esprit. Ce jugement de Senghor sur l’importance de la pensée de Mounier dans
son cheminement intellectuel semble pourtant devoir être nuancé : on sait qu’en
1963, Senghor est en conflit ouvert avec Esprit – ce qu’il ne manque pas de noter
dans sa lettre 4, critiquant au passage la nouvelle direction de la revue, tenue
alors par Jean-Marie Domenach. Cependant, un an plus tard, Senghor nuance
son jugement en précisant le poids effectif du personnalisme de Mounier sur sa
pensée, dans une lettre datée du 5 décembre 1964 : « À première vue, les vivants
m’ont toujours très peu influencé. […] Parmi les vivants, la seule influence
véritable que j’ai éprouvée fut celle d’Emmanuel Mounier 5. » Le propos est
ainsi clair, l’influence d’un Maritain ou d’un Teilhard de Chardin est celle d’une
autre génération de penseurs, faisant figure de maîtres pour le jeune intellectuel
se formant dans les années 1930 et 1940, en France. Or l’influence de Mounier
qu’évoque Senghor n’est pas du même type : elle désigne un dialogue vivant,
direct et véritable, avec un philosophe de sa génération 6.
Sur quoi se fonde ce dialogue vivant ? Quel peut être son objet ? Quelle
forme prend-il ?
Ce triple questionnement appelle d’emblée quelques remarques d’ordre
méthodologique et exige de prendre en compte un paradoxe, qui constitue, en
fait, une sérieuse difficulté.
Penser un dialogue vivant entre Senghor et Mounier peut orienter notre
étude sur deux chemins. Le premier est celui de l’étude historique, recherchant
les communications concrètes, les entrevues entre les deux penseurs – entreprise
engageant immédiatement de croiser les biographies de Mounier et de
Senghor 7. Le second consiste à étudier les convergences et les divergences des
deux pensées. Certes, on pourrait aisément rétorquer qu’en droit, la première
étude, tissant un lien direct, empirique entre les deux auteurs, fonde la seconde ;
cependant, ce qu’appelle la deuxième méthode – celle d’un rapprochement
par convergence ou divergence – est une confrontation directe des textes théoriques
des deux auteurs, confrontation ayant pour tâche de relever les problèmes
4. Ibid.
5. Ibid., p. 267 (traduit par nous).
6. On rappellera, au passage, que Mounier est né en 1905 et Senghor en 1906.
7. J.-L. Hymans note à plusieurs reprises l’effectivité d’un tel rapprochement intellectuel (op. cit.,
p. 51, 114, 119 et 182-183). J.-G. Vaillant, autre biographe de Senghor, remarque sans l’approfondir
que Senghor et Mounier se sont connus pendant la période de l’entre-deux-guerres,
fréquentant les mêmes cercles, partageant les mêmes orientations spirituelles et politiques (Vie
de Léopold Sédar Senghor. Noir, Français et Africain, tr. R. Meunier, Karthala, 2006, p. 163-164).
108 Nadia Yala Kisukidi
communs à leurs entreprises philosophiques et de comparer les concepts qu’ils
ont été amenés à créer pour les résoudre.
Analyser l’influence de Mounier sur la pensée de Senghor exige, ici, ce
second travail quasi archéologique (au sens où il s’agit de retrouver des traces,
ou des noeuds explicites de confrontation permettant de saisir la manière dont
se construit une pensée) de comparaison des textes théoriques, philosophiques
et littéraires. Cependant, devant cette tâche se dresse très vite un paradoxe, qui
constitue, en soi, une difficulté de taille. Si Senghor parle d’une influence de
Mounier dans son cheminement intellectuel, ses textes théoriques, politiques
et esthétiques, n’évoquent jamais, de manière frontale, la pensée personnaliste.
Et Mounier lui-même, s’il parle, en découvrant Joal, de la « patrie de [son]ami Senghor 8 », n’engage pas plus, dans ses grandes oeuvres philosophiques,
d’analyse serrée des thèses de la négritude senghorienne.
Où peut donc se situer le lieu de ce dialogue, de cette influence vivante
qu’évoque Senghor ? Quelle forme prend cette inspiration personnaliste qui
participa, d’une façon certaine mais à un degré qu’il faut définir, à la constitution
de sa philosophie ?
Repérer ce lieu suppose d’abord, et de façon nécessaire, de saisir la nature
des enjeux philosophiques de la négritude senghorienne, loin des polémiques
ou des accusations massives, parfois pertinentes, parfois rapides, dont elle a
pu faire l’objet. Et là où le sens philosophique de la négritude senghorienne se
développe de manière intégrale, comme le montre Souleymane Bachir Diagne,
c’est dans son déploiement comme herméneutique et philosophie de l’art 9.
Philosophie de l’art qui assigne une vocation éthique et métaphysique à l’art, au
poète, et qui, à travers cette double dimension, entre en résonance vivante avec
la philosophie personnaliste de Mounier, qui attribue aussi à l’art, à la poésie,
un statut éthique et métaphysique singulier.
Ainsi, une des premières formes que pourrait revêtir ce dialogue direct
entre les deux auteurs prendrait corps au sein d’une communauté de problèmes,
et, peut-être même, d’une communauté de visions posant les jalons d’une théorie
de l’art, centrée sur les questions de sa finalité et de la vocation du poète, de
l’artiste au sein de l’espace sociopolitique.
Mounier et Senghor défendent, en effet, une certaine vérité de l’art, soustendue
par un impératif éthique et une anthropologie métaphysique appelant
à concevoir l’homme à partir de ce qui le dépasse. Chez Senghor, la question
8. L’éveil de l’Afrique Noire, Presses de la Renaissance, 2007, p. 149.
9. Léopold Sédar Senghor. L’art africain comme philosophie, Riveneuve Éditions, 2007, p. 9.
L’influence vivante du personnalisme de Mounier… 109
de l’art, en tant qu’elle peut porter les traces d’une inspiration personnaliste, a
un véritable enjeu pour la constitution de sa philosophie de la négritude : elle
contribue, sur un mode concret et pratique, à consolider une orientation qu’elle
partage avec la pensée de Mounier, celle de son affirmation comme philosophie
humaniste, en un sens qu’il faudra préciser.
La mise à l’épreuve de cette hypothèse de lecture de la négritude senghorienne
se concentrera ainsi autour des trois questions suivantes : 1. Pourquoi
la question de l’art constitue-t-elle un lieu de rencontre privilégié entre la
négritude de Senghor et le personnalisme de Mounier ? 2. Quelle compréhension
précise de la finalité de l’art est engagée par les deux auteurs ? 3. Et, de là,
comment conçoivent-ils la vocation du poète, d’un point de vue sociopolitique,
face au processus de dépersonnalisation capitaliste et colonial ?
Ma rencontre de Mounier et de Senghor
autour d’une conception humaniste de l’art
Mounier fonde la revue Esprit en 1932, revue au sein de laquelle il élabore,
à côté d’autres publications, les orientations conceptuelles de sa philosophie
personnaliste. Senghor, arrivé en France en 1928, publie son premier article
en 1935 dans une revue, éphémère, L’Étudiant noir, qu’il fonda avec Aimé
Césaire 10. Chez Senghor commencent à se dessiner les linéaments de cette
philosophie humaniste, qui prendra le nom de négritude. Senghor et Mounier
construisent ainsi leurs pensées respectives dans les années 1930. Elles sont
traversées, en grande partie, par les mêmes héritages intellectuels 11, ainsi que
par des orientations politiques (parenté avec une gauche non marxiste) et spirituelles
(importance de la foi chrétienne catholique) communes.
Une première confrontation des projets philosophiques de Senghor et de
Mounier laisse apparaître une véritable communauté de problèmes et de visions
10. Pour des informations sur l’élaboration de L’Étudiant noir et ses liens avec d’autres revues de
l’époque traitant de la « question noire », comme La revue du monde noir, ou encore Légitime
défense, on peut se rapporter à la biographie de J.-G. Vaillant sur Senghor (op. cit., p. 142-144).
11. Héritages intellectuels communs, à travers les pensées de Nietzsche, Scheler, Marx, Maritain,
Bergson, ou encore de Claudel et de Péguy. Péguy, ce « poète nègre » pour Senghor (voir
Senghor, Ce que je crois, Paris, Grasset, 1988, p. 210), dont Mounier dira que la poésie rejoint
« la littérature orale du monde noir, avec cette manière de s’installer dans un temps sans fin,
ces retours incessants du rythme sur lui-même, jusqu’aux malices qui fusent en éclair dans
les failles du lyrisme » (L’éveil de l’Afrique noire, p. 67).
110 Nadia Yala Kisukidi
qui permettent de cerner dans quelle mesure le personnalisme irrigue, en un
sens, la négritude de Senghor, comprise comme philosophie de l’art.
En effet, pour le personnalisme de Mounier, il s’agit avant tout de « refaire
la Renaissance », c’est-à-dire de jeter les bases d’un humanisme nouveau, dont
la tâche est de répondre à une crise civilisationnelle européenne, qui est une
crise de l’homme. Senghor reprend cette exigence d’une refondation de l’humanisme,
à partir du même constat de crise civilisationnelle, analysée dans les
termes d’une dépersonnalisation, d’une aliénation, des sociétés européennes
structurées économiquement par le mode de production capitaliste et politiquement
(ou idéologiquement) par un libéralisme politique abstrait exaltant l’individu
comme repli ou simple présence à soi, sans attache concrète 12. Constat
commun d’une civilisation à refaire, par conséquent, dont la colonisation, le
règne de l’argent, à travers l’avènement de la figure du bourgeois, manifestent
au plus haut point la délitescence.
Partant du même constat de crise civilisationnelle, on apercevra comment
le problème de Mounier est aussi celui de Senghor : il s’agira, dans leurs philosophies
respectives, de penser une émancipation véritable de l’homme, c’està-
dire une émancipation « intégralement humaine », qui soit reconquête du
spirituel.
Cette conception de l’émancipation s’appuie sur une même vision
anthropologique : l’homme, en tant que réalité spirituelle incarnée, est une
« puissance créatrice 13 » – puissance créatrice qui doit être ressaisie dans sa
12. On retrouve, de façon particulièrement éloquente, le vocabulaire de la « crise » dans une
communication de Senghor intitulée « La culture face à la crise », qui date de 1983, publiée
dans le recueil Liberté V (Paris, Le Seuil, 1993, p. 192-198). Cette communication met sur
le même plan la crise de 1929 et celle de 1973, bien que la seconde soit une aggravation
de la première. Cette crise de 1973 (l’analyse fut la même pour celle de 1929) ne peut être
surmontée que par une « révolution culturelle » (p. 194) – révolution culturelle à laquelle
Senghor donne le nom de « Révolution de 1889 » : l’intense mouvement de spiritualisation
du monde, exacerbé par la philosophie de Bergson ou le théâtre de Claudel, doit permettre de
renouer avec la vérité de l’homme, dont la vocation est spirituelle. La culture joue ainsi un rôle
dans la capacité des nations à « vaincre […] les crises cycliques qui ravagent notre planète »
(p. 198). Ces analyses senghoriennes de la crise, ou plutôt des crises économiques du monde
capitaliste, rejoignent ainsi les analyses civilisationnelles de Mounier, qui s’exprimèrent, dès
octobre 1932, dans les premiers numéros d’Esprit.
13. Chez Mounier, cf. Mounier et sa génération (op. cit., p. 104), ainsi qu’à certains passage du
Manifeste au service du personnalisme (OEuvres, t. I, Le Seuil, 1961, p. 485, 513, 592-594).
Chez Senghor, cf. Ce que je crois (op. cit., p. 117) et Liberté I. Négritude et humanisme (Le
Seuil, 1964), où, p. 203, l’activité de l’homme est définie comme « accroissement de la force
vitale », etc.
L’influence vivante du personnalisme de Mounier… 111
dimension cosmique et religieuse. Cette anthropologie trouve sa source, chez
Senghor, dans une « herméneutique de l’art africain 14 » ; chez Mounier, elle
est traversée par une inspiration chrétienne.
Pour Senghor, l’art africain présentifie, en effet, une certaine métaphysique
où l’être n’est pas conçu comme identité à soi mais comme vie : être, c’est vivre.
Cette ontologie vitale implique une anthropologie et une cosmologie : l’homme
ne se réalise véritablement qu’en « accroissant sa force vitale » par son contact
avec la matière 15. Cette force vitale forme la texture du monde, dont la source
est Dieu 16, « Force des forces 17 ». Ce vitalisme onto-théologique, en ce qu’il
articule une certaine théorie de l’être à l’affirmation d’une transcendance,
rencontre l’anthropologie métaphysique de Mounier : l’homme est « cette
liberté créatrice », dont la destination spirituelle est de « féconder le monde
du perpétuel miracle de sa création 18 ». La personne en sa vérité porte Dieu,
sans pouvoir être Dieu 19.
Le vitalisme de Senghor prend corps à l’intérieur d’une ontologie existentielle,
qu’il définit, à la suite des travaux du Père Placide Tempels 20, comme
étant une ontologie proprement « négro-africaine » (ce qui explique, en partie,
les accusations légitimes d’essentialisme qui furent faites à Senghor). Cette
ontologie communique avec l’anthropologie chrétienne de Mounier, en ce
qu’elles affirment toutes deux la capacité, pour l’homme, d’inscrire le spirituel
dans le temporel. Ces deux anthropologies, soutenues par des métaphysiques
singulières, sont au fondement d’une exigence éthique d’action et d’engagement
dans le monde, en tant qu’elles reconnaissent la réalité humaine à travers son
essentielle incarnation. Mais aussi et surtout, cette anthropologie métaphysique
qui inscrit la question de l’homme au coeur d’une énergétique des forces
vitales chez Senghor sous-tend toute sa philosophie de l’art. On comprendra
ainsi pourquoi le lieu du dialogue, entre Mounier et Senghor, peut se situer, de
manière privilégiée, autour de la question de l’art et de son expression : au coeur
de la question de l’art, se joue, en fait, la question de l’homme.
Chez Senghor, en effet, la constitution d’une anthropologie assignant
comme fin à l’homme l’accroissement de la force vitale s’épanouit véritablement
14. S.-B. Diagne, op. cit., p. 9.
15. « L’esthétique négro-africaine » (1956), Liberté I, p. 202-217.
16. « De la négritude » (1969), Liberté V, p. 19.
17. « L’inspiration poétique, ses sources, ses caprices » (1970), idem, p. 34.
18. Manifeste au service du personnalisme, p. 485 et 487.
19. Emmanuel Mounier, « Personnalisme et christianisme », Refaire la Renaissance, op. cit., p. 497
20. Cf. La philosophie bantoue, Lovaina, 1945.
112 Nadia Yala Kisukidi
au sein d’une philosophie de l’art, qui, partant d’une « herméneutique de l’art
africain », produit une réflexion sur la création poétique, la finalité de l’art et la
vocation du poète dans le contexte d’oppression économique et politique qu’est
celui du monde capitaliste et colonial.
Dans l’acte de création, l’homme s’affirme pleinement, c’est-à-dire positivement,
comme homme. L’art, chez Senghor, participe à l’édification humaine. En
tant qu’activité créatrice par excellence, il possède donc une triple dimension :
1. Métaphysique : il est la manifestation, paradigmatique, de cette ontologie
vitaliste qui texture le monde – ontologie s’explicitant, pour Senghor, dans les
représentations symboliques produites par la civilisation « négro-africaine ».
2. Historique et politique : contre la négation de l’homme noir opérée par
le processus colonial, l’art – les arts africains – présentifie, en acte, des faits
de création. S’il y a art, c’est bien qu’il y a apport et nouveauté (donc « plus
être »). L’analyse de l’art des peuples d’Afrique noire poursuit ainsi une double
fin : a) Elle doit révéler la nature d’une vision tellement autre qu’elle a pu apparaître
comme étant sans valeur aux yeux des puissances colonisatrices ; b) D’un
point de vue politique, elle contre l’entreprise coloniale de négation, en donnant
à voir explicitement, pour le dire comme Senghor, « ce que l’homme noir
apporte 21 ».
3. Éthique : l’art et les artistes, et particulièrement les artistes de la négritude,
ont, dans le monde contemporain, une vocation humaniste. L’activité
artistique ne peut être une activité de repli, prenant ou bien la forme d’une activité
autoréférentielle – l’art se prenant pour objet 22 –, ou bien celle d’un refuge
dans une sentimentalité confortable, oublieuse du monde. L’art, chez Senghor,
est engagement, en ce qu’il suppose un double ancrage humain de l’artiste dans
le monde : l’artiste est dans une communauté et doit faire communauté. L’art et
particulièrement la poésie ont une dimension « publique et collective 23 », en ce
qu’ils jouent un rôle dans l’émancipation de l’homme, non pas en réalisant un
programme défini par un État 24, qui se présenterait comme plus ou moins révolutionnaire,
mais en affirmant la pleine positivité créatrice de tout homme et en
21. Cf. « Ce que l’homme noir apporte », L’homme de couleur (D. Rops [dir.], Plon, 1939 ; repris
dans Liberté I, op. cit., p. 22-38).
22. Les critiques de l’art pour l’art chez Senghor (comme chez Mounier, d’ailleurs) sont
nombreuses. On pourra se reporter aux textes suivants (liste non exhaustive) chez Senghor :
Liberté I, op. cit., p. 78, 99, 207, etc.
23. « De la négritude », Liberté V, p. 15.
24. On comprendra ainsi les critiques profondes de Senghor à l’égard du réalisme socialiste (voir
Liberté I, p. 179).
L’influence vivante du personnalisme de Mounier… 113
révélant, à ce titre, la texture même du réel, qui est de nature spirituelle. C’est le
sens de l’écriture poétique chez Senghor : « Participer aux mots, c’est participer
au jeu des forces vitales, qui est l’expression du monde : de Dieu. En exprimant
sa liberté, Dieu exprime, du même coup, la liberté des hommes 25. » Dans sa
dimension éthique, l’art apparaît comme une arme véritable, une « arme miraculeuse
26 » même, contre tout processus d’aliénation, de dépersonnalisation,
politique, économique et culturelle.
C’est proprement au coeur de cette triple orientation de l’esthétique
senghorienne que se joue un dialogue avec Mounier. On trouve, en effet, une
expression explicite de cette triple orientation dans la théorie de l’art que développe
Mounier dans le numéro spécial d’octobre 1934 de la revue Esprit : « L’art
et la révolution spirituelle ». La contribution de Mounier, intitulée « Préface
à une réhabilitation de l’art et de l’artiste », réinvestit les thèses personnalistes
au sein d’une philosophie de l’art, qui englobe tout à la fois des questions poïétiques,
une réflexion sur le statut de l’oeuvre et de sa réception, ainsi qu’une
analyse de la figure de l’artiste, à la fois sociale et métaphysique. Ce texte, auquel
font écho les autres contributions de la revue, s’articule autour d’une promotion
de la « vie selon l’art et selon la poésie » qui fait fond sur l’affirmation anthropologique
suivante : « L’homme n’est pas fait pour l’utilité, mais pour Dieu,
c’est-à-dire pour l’Inutilisable 27. » Cette thèse commande la thématisation de
cette vie selon l’art, dont la portée est métaphysique, politique et éthique.
D’abord, d’un point de vue métaphysique, l’art est réaffirmation du lien
indéfectible de l’homme à ce qui le transcende. En ce sens, l’art est présentification,
de fait, de « toutes les surabondances de l’homme 28 », en ce que
l’homme, comme il l’est dit dans « Refaire la Renaissance », est « inséré,
entouré, dominé ; il n’est qu’une part, un élu de la réalité spirituelle ; il n’emprisonne
pas l’esprit, il est dévouement à l’esprit 29 ».
L’art, ensuite, en tant qu’il s’attache à défendre et à exprimer l’homme
en sa vérité, a nécessairement une portée politique. Résistant à « l’uniformité
des mécanismes oppresseurs », il contribue à l’accomplissement de l’homme
25. Ibid.
26. Nous paraphrasons, ici, le titre d’un recueil de poèmes d’Aimé Césaire : Les armes miraculeuses
(Gallimard, 1946).
27. Op. cit., p. 174.
28. Ibid., p. 178.
29. « Refaire la Renaissance », Refaire la Renaissance, p. 56.
114 Nadia Yala Kisukidi
« contre tout ce qui l’asservit et le diminue 30 ». L’artiste, dans l’espace sociopolitique,
sera donc un révolté et son art un défi permanent au monde de l’argent.
Enfin, tout art véritable est soutenu par une éthique, qu’il ne proclame pas
mais qui le traverse de façon nécessaire : l’art est communion, communion avec
les hommes, communion avec l’univers. L’art participe à la constitution d’une
communauté de personnes qui ont renoué avec leur destination métaphysique,
contre la brutalité de cette mystique hégémonique de l’individu, qui, dans le
monde capitaliste, sépare et délie. Par conséquent, l’art ne pourra être ni « art
de valets » 31, au service d’une caste, d’un État, ni « art de tour d’ivoire »,
concentré sur la forme ou sur l’exacerbation excessive d’une intériorité fade,
égoïstement tournée sur elle-même. Jean Lacroix, dans l’article qui conclut le
numéro spécial d’Esprit consacré à l’art, prolongera cette réflexion de Mounier
en promouvant un art personnaliste qui doit se défaire de deux grands mythes
stériles : le mythe de la « solitude-artiste », le mythe de « l’art-rêverie » qui
nous éloignerait de la vulgarité supposée du réel 32.
L’art a ainsi toute sa place dans la révolution personnaliste contre le
« désordre établi ». On ne devra donc pas être frappé de la proximité qui existe
entre ces thèses de Mounier ou celles que défend la revue (à travers les contributions
d’Edmond Humeau ou de Jean Lacroix notamment) et les positions
théoriques de Senghor.
Non seulement Esprit a déjà ouvert ses colonnes à des poètes comme Léon
Gontran Damas dont trois poèmes publiés par la revue se retrouveront, en 1948,
dans la célèbre Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de langue française
dirigée par Senghor 33 ; mais aussi, dans le numéro d’octobre 1934, Edmond
Humeau relève que « quelques poèmes d’ouvriers, de nègres, de paysans 34 »
participent à cette rénovation spirituelle qu’exige le personnalisme (ou la vie
selon la poésie). On peut ainsi largement imaginer les échos qu’eurent les thèses
personnalistes sur Senghor, qui connut Mounier pendant l’entre-deux-guerres,
et qui se reconnut dans cette lutte de Mounier et d’Esprit contre le « désordre
établi », appelant une révolution civilisationnelle et engageant une certaine
compréhension de l’homme, qui doit donner tout son sens à l’activité artistique.
30. « Préface à une réhabilitation de l’art et de l’artiste », op. cit., p. 174 et 177.
31. Ibid., p. 176 et 180.
32. « Postface. L’art, instrument de communion », Esprit, n° 24-25, octobre 1934, p. 84.
33. Les poèmes de Léon Damas sont publiés dans les numéros 23-24 d’Esprit de septembre 1934,
p. 704-710. Ils sont présentés par une notice de Marcel Moré qui raconte comment ce dernier
a découvert la poésie de Damas.
34. « Préface à une poésie », Esprit, n° 25, octobre 1934, p. 40.
L’influence vivante du personnalisme de Mounier… 115
La réponse de Senghor à ce désordre se trouve, en effet, dans l’affirmation
de la négritude. C’est la redécouverte de ce que l’Europe a nié en se niant
elle-même, qui permettra une rénovation spirituelle 35 et l’établissement d’une
véritable communauté humaine universelle. L’étude de ce que Senghor appelle
la « civilisation négro-africaine » – qui s’est construite et exprimée à travers
un art dont l’ontologie prend le contrepied des métaphysiques rationalistes et
matérialistes d’un monde européen aliéné par son devenir-marchandise – oeuvre
ainsi à la constitution d’un humanisme intégral, non pas attaché à la promotion
d’un type d’homme, l’homme blanc occidental, mais à celle de tous les
hommes, en tant qu’ils contribuent tous, quelle que soit leur culture, à l’enrichissement
du monde humain.
Sur cette orientation de la négritude prise au sein d’une tension entre la
double affirmation d’une discontinuité culturelle et d’une continuité humaine,
on pourra noter une divergence profonde entre le personnalisme de Mounier et
les thèses du président-poète. Cependant, avant de cerner cette divergence et
d’en saisir la teneur, il faudra remarquer que s’il y a effectivement une influence
de Mounier sur la pensée de Senghor, c’est d’abord parce qu’il y a entre les
deux philosophies de profondes affinités. Ces affinités, que les questions de
l’art manifestent au plus haut point, se prolongent autour du problème de la
finalité de l’art. Car si l’art est expression de l’homme, sa finalité, première, est
bien de nous le faire connaître, et particulièrement dans sa relation aux autres
hommes et à l’univers.
La finalité de l’art : l’art comme con-naissance
Chez Mounier comme chez Senghor, la finalité de l’art est pensée à partir
d’une anthropologie. Théorie de la personne et de la communauté, chez le
premier, théorie de la civilisation africaine et du métissage, chez le second 36.
Comme le montre Mounier : « La meilleure part de [l’homme] est dans ce
besoin primordial [de désintéressement], son vrai pain quotidien : l’épanouissement
d’une vie intérieure au sein d’une vie communautaire. La vie selon l’art,
35. La renaissance européenne passe par un rapport fécondant avec l’Afrique noire capable de
l’aider à redécouvrir, contre le matérialisme qui l’a ruinée, le « sens de la communauté, [le]sens de la hiérarchie, [le] sens du divin – en tout cas du spirituel -, sens d’un art qui plonge
ses racines dans la vie, qui soit jeu de l’âme autant et plus que de l’esprit » (cf. « Vues sur
l’Afrique noire ou assimiler, non être assimilés », Liberté I, p. 68).
36. Dans l’introduction à Liberté I, Senghor dit de la négritude qu’elle définit la « personnalité
africaine » (p. 8).
116 Nadia Yala Kisukidi
selon la poésie est une des dimensions essentielles de cette activité désintéressée
[…]. Tout homme devrait y participer pour une large part de lui-même et de
son temps 37. » Cette thèse de Mounier fait écho à ce que conçoit Senghor, car,
pour lui, ce qui justifie l’activité de l’homme est la « pureté du coeur, rendu à
son intimité originelle avec Dieu », contre les « mythes modernes de l’argent,
du rendement, du progrès 38 ». L’art donne ainsi son « premier corps et son
premier visage 39 », à cette intimité originelle avec Dieu, qui est révélation de
cette force vitale qui sourd dans l’être.
L’art, chez Senghor, comme chez Mounier, révèle ainsi quelque chose de la
vérité de l’homme, relativement à son insertion dans le cosmos, dans sa relation
à ce qui le transcende.
L’articulation de la pensée de l’art, chez ces deux auteurs, à une anthropologie
métaphysique (et/ou religieuse) permet d’emblée de concevoir la question
de la finalité de l’art dans ses dimensions critique et positive.
Dans sa dimension critique d’abord : l’art, en sa vérité, est lutte contre
la domination du monde de l’argent, qui « stérilise ou rejette l’artiste 40 ».
L’artiste, dans un monde matérialiste, rivé frénétiquement au luxe, semble
« fatalement condamné à la misère et à la solitude », comme le montre
Mounier. Telle est la situation du « poète-nègre » que décrit Senghor, qui se
sent « deux fois prolétaires », « prolétaires des prolétaires 41 », qui connaît
une misère liée à la classe et à la couleur – pétri dans une entreprise de double
négation, économique et sociale, mais surtout culturelle.
L’art ainsi ne doit pas devenir, avec toutes les difficultés que cela comporte,
simple divertissement. Ce qui, d’un point de vue esthétique, impliquera, chez
Senghor, la critique de tout réalisme : le réalisme, supposant une normativité
du regard, ancrée dans une doxa, assure une certaine tranquillité à la conscience
bourgeoise, lui garantissant que « l’ordre des cimetières est éternel 42 ». On peut
37. « Préface à une réhabilitation de l’art et de l’artiste », p. 174.
38. « Laye Camara et Lamine Niang ou l’art doit être incarné », Liberté I, p. 174.
39. Senghor place en exergue à une réflexion sur la poésie de Saint John Perse, intitulée : « Saint-
John Perse ou poésie du Royaume d’enfance », cette phrase de Pierre Teilhard de Chardin :
« À l’énergie spirituelle naissante sur terre, l’art donne ainsi, grâce à sa puissance d’expression
symbolique, son premier corps et son premier visage » (Liberté I, p. 334).
40. E. Mounier, « Préface à une réhabilitation de l’art et de l’artiste », p. 174.
41. « L’apport de la poésie nègre au demi-siècle », Liberté I, p. 138.
42. « Le réalisme d’Amadou Koumba », Liberté I, p. 178.
L’influence vivante du personnalisme de Mounier… 117
dire, de manière radicale, que tout réalisme esthétique est en soi conservateur 43 :
il ne fait que reproduire ce que tout le monde aperçoit déjà.
Or, l’art ne peut pas assurer une telle tranquillité, car sa finalité est ailleurs :
elle est spirituelle ; il doit présentifier « une incarnation de l’esprit dans le
concret 44 ».
De là, on pourra ressaisir ce qui constitue, chez les deux auteurs, la finalité
positive de l’art. Mounier, dans une lettre de 1926 à Madeleine Mounier, reprenant
Bergson, définissait en ces termes la finalité de l’activité artistique : « l’art
[…] est une manière virginale de penser et d’agir 45 ». Chez Mounier, comme
chez Senghor, l’art est un mode de connaissance, dont la visée est éthique. La
vie en poésie, dit Mounier, nous « approche de ce que nos sens et nos pensées
ne saisissent pas directement, tend à nous rendre présent l’infernal et le surhumain
46 ». Et Senghor, réinvestissant Claudel et la philosophie bergsonienne de
l’intuition, montre que l’art est « con-naissance 47 » – ressaisie par sympathie
des rythmes intérieurs qui sourdent dans les choses, dans l’âme du poète.
La fin de l’art consiste donc à nous réinsérer dans l’intimité du monde
lui-même, par-delà l’appréhension normée, superficielle que nous en faisons.
Ressaisir la réalité dans sa profondeur, au-delà de ce voile que nous interposons
entre elle et nous, pour répondre aux nécessités du primum vivere, comme dirait
Bergson 48. La poésie, art de la parole, du verbe par excellence chez Senghor,
se fait ainsi « prière », car elle est « participation identificatrice aux forces
cosmiques, à l’acte créateur de Dieu 49 »
On comprend la force de cette thèse, qui affirme la dimension épistémologique
et métaphysique de l’art. Cependant, elle ne prend son sens que dans sa
visée éthique : si l’art est « con-naissance », c’est parce que sa visée est intrinsèquement
éthique.
En effet, Emmanuel Mounier l’affirme dans le Manifeste au service du
personnalisme : la fonction de la vraie poésie, et partant de l’art, consiste à
43. Le réalisme littéraire ne peut par conséquent être proposé comme « la formule la plus efficace
à exprimer l’anti-colonialisme » (L.-S. Senghor, ibid., p. 176).
44. Ibid., p. 178.
45. Emmanuel Mounier, Mounier et sa génération, op. cit., p. 21
46. Le Personnalisme, p. 87.
47. « L’apport de la poésie nègre au demi-siècle », Liberté I, p. 141.
48. Le rire (1900), PUF, 2007, p. 115.
49. « Langage et poésie négro-africaine », Liberté 1, p. 172.
118 Nadia Yala Kisukidi
« épanouir l’homme au sommet de sa tâche 50 » – tâche créatrice dans laquelle
il s’affirme comme personne.
Cette thèse résonne profondément dans la philosophie de l’art de Senghor.
L’acte poétique de « con-naissance », thématisé à partir de son analyse de l’art
africain, permet de ressaisir ce que la raison technicienne ne voit pas : il révèle
un regard autre, qui est regard de l’autre, et qui s’affirme dans la pleine positivité
d’un acte de création. L’acte poétique, en ressaisissant la vérité des profondeurs,
se fait aussi témoignage de la participation des peuples à l’éclosion de cette
vérité. Affirmation de taille : l’acte poétique se pose comme résistance sui generis
à l’assimilation et à une possible homogénéisation culturelle et personnelle nées
du commerce ou de politiques de domination.
L’acte poétique chez Senghor se présente ainsi comme un double acte de
résistance et de reconnaissance (plus que d’affirmation identitaire). Résistance
à l’entreprise de négation menée par l’esclavage et la colonisation : « L’esclavage
et la colonisation ont vidé le nègre de ses vertus, de sa substance pour faire de
lui un “assimilé”, ce négatif du Blanc où le paraître s’est substitué à l’être : un
néant 51. » Reconnaissance d’une participation commune de tous les êtres à
l’humanité dans ce que Senghor nomme, en reprenant Teilhard de Chardin,
la civilisation de l’Universel. Car, chez Senghor, la mission éthique du poète
s’inscrit dans la perspective d’une rénovation civilisationnelle : nommer les
choses pour le poète consiste à « prophétiser la Cité de demain, qui renaîtra
des cendres de l’ancienne 52 ».
L’acte poétique ouvre la possibilité, pour l’homme noir, de s’affirmer
comme personne, capable, lui aussi, de se faire don, et par conséquent de participer
au rendez-vous du donner et du recevoir dessinant un horizon civilisationnel
universel.
L’art, chez Senghor, ne se fait donc pas pour l’art, mais pour l’homme. On
comprendra bien, sur ce point, les convergences de la conception de l’art chez
Mounier et Senghor, et la vocation humaniste qu’il remplit. Ce qui peut être
lu comme l’affirmation essentialiste et identitaire de cette négritude objective
qu’est la négritude senghorienne peut aussi être interprété en termes personnalistes
comme l’affirmation d’une reconnaissance de l’homme noir comme
personne, contre le processus de dépersonnalisation entamé par l’esclavage et
la colonisation. Car toute personne, quelle qu’elle soit, est accueil et don.
50. Manifeste au service du personnalisme, p. 571.
51. « L’apport de la poésie nègre au demi-siècle », Liberté I, p. 137.
52. « Comme les lamantins vont boire à la source », ibid., p. 221.
L’influence vivante du personnalisme de Mounier… 119
Cependant, il y a quelques points de brouillage dans la pensée de Senghor,
qui tiennent aux tensions internes à son discours où les perspectives ethnologiques
(et raciales) se mêlent aux conclusions esthétiques, politiques et anthropologiques.
Brouillage entre l’analyse de ce qui devrait être une poétique originelle,
celle des civilisations « négro-africaines », fondées sur une ontologie
vitaliste, et ce qui constitue, dans l’espace social et politique, la vocation du
« Nègre Nouveau 53 » – de ce poète, issu du monde colonisé vivant dans la
métropole.
Si l’art doit être pensé pour l’homme, il doit prendre la forme d’une
« entreprise publique et collective » (Senghor), ce qui suppose une certaine
pensée de l’artiste en situation, c’est-à-dire incarné et participant au monde
social.
Cette pensée de l’artiste en situation, chez Senghor, communique avec la
pensée de Mounier, mais elle est aussi ce à partir de quoi peuvent être pointées
les premières divergences entre les deux philosophies, qui, par-delà les questions
de l’art, présentent deux manières différentes de refaire l’humanisme.
Quel est le rôle de l’artiste en situation ? Quelle forme doit prendre son
expressivité ?
Si l’art comme « con-naissance » a une visée éthique, c’est que la vocation
du poète est avant tout communication, en un sens très précis qu’il faut définir.
La vocation du poète face au processus
de dépersonnalisation capitaliste et colonial
En montrant que l’art est, avant tout, entreprise pour l’homme, Mounier
signale qu’il s’agit pour l’artiste de « faire surgir la vision concrète de
l’homme 54 » – ce qu’il est en sa vérité et dans sa totalité. Cette thèse, commune
à Mounier et à Senghor, se développe au sein d’une philosophie de l’engagement
de l’artiste et d’une reconnaissance de sa nécessaire incarnation. Nécessaire
incarnation qu’il faut penser en deux sens :
1. Au sens d’un constat anthropologique : l’artiste en tant qu’homme est chair
et esprit.
53. Dans « L’apport de la poésie nègre au demi-siècle » (Liberté I, op. cit., p. 133-146), Senghor
emploie le terme « Nègres Nouveaux » pour qualifier les poètes de la négritude francophone.
À travers cette expression, il fait explicitement référence au manifeste d’Alain Locke : The New
Negro, anthologie de poésies, fictions et réflexions d’auteurs africains-américains, publiée en
1925 et qui constitue le manifeste de la Harlem Renaissance.
54. Mounier et sa génération, p. 87.
120 Nadia Yala Kisukidi
2. Au sens d’une exigence éthique : l’art ne doit pas être fuite du monde, mais
ancré dans un monde social. La vocation personnaliste du poète est ainsi une
vocation sociale, ou plutôt communautaire. De la même manière, les poèmes
des « Nègres Nouveaux », auxquels L’anthologie de la nouvelle poésie nègre et
malgache de langue française donnera la voix, seront, comme le dit Senghor, des
« poèmes sociaux 55 ».
Comment faut-il entendre cet engagement du poète et par suite de l’artiste ?
Que recouvre-t-il vraiment dans la négritude senghorienne et le personnalisme
de Mounier ?
Pour Senghor, le poète nègre, « prolétaire des prolétaires », ne peut pas
être le poète du confort, confort qui fait, comme le montre Mounier, « qu’une
civilisation ne crée plus pour susciter de nouvelles créations 56 ». Au contraire,
le poète doit créer une situation nouvelle – celle d’un rééquilibrage civilisationnel
et humain, contre « le néant du temps présent 57 », contre le processus
de néantisation de la domination coloniale. Ce rééquilibrage qui suppose un
don de soi, possède une dimension incantatoire, celle d’une ressaisie des forces
premières essentielles, qui sourdent au coeur d’une civilisation à la richesse
retrouvée. C’est parce qu’il ressaisit la profondeur de ses attaches que le poète
peut entraîner, avec lui, les hommes et permettre cette ouverture à l’autre, qui
est métissage.
Mounier pensera la vocation du poète dans le même sens. Contre la
mystique de l’individu, fantasme des temps présents qui signe notre misère
et notre impuissance en proposant une conception de l’homme appauvrie,
unidimensionnelle et sans lien, l’artiste doit avoir pour tâche « de rendre à
l’homme des attaches concrètes et le sens de l’universel 58 ». Il doit contribuer
à faire en sorte que chaque être humain puisse se construire comme personne,
c’est-à-dire se décentrer de lui-même et se vivre, dans un libre élan de création,
comme disponibilité pour autrui 59. La vocation de l’artiste consiste à faire de
son art une communion : communion avec la vie universelle qui est vie de l’esprit,
communion avec les profondeurs de la réalité par un effort sympathique,
communion avec les autres hommes grâce à un travail de communication et
de transmission. Cette réinsertion de l’artiste au sein de ses attaches concrètes
55. « L’apport de la poésie nègre au demi-siècle », Liberté I, p. 143.
56. Manifeste au service du personnalisme, p. 492.
57. « Comme les lamantins vont boire à la source », Liberté I, p. 219.
58. « Préface à une réhabilitation de l’art et de l’artiste », op. cit., p. 186.
59. Le Personnalisme, PUF, 2007, p. 33-34.
L’influence vivante du personnalisme de Mounier… 121
n’a rien à voir avec la résurgence réactionnaire de fantasmes essentialistes et
identitaires, elle décrit plutôt un fait : le fait de l’incarnation.
Il faudra donc se défaire des mythologies qui entourent la figure de l’artiste,
du poète : ni malade, ni schizophrène, ni solitaire, ni viscéralement timide. Le
poète des temps présents est simplement un « poète incarné » : constat de fait
qui devient une exigence pour l’époque, en ce que l’artiste fait de l’art pour
l’homme. Senghor disait ainsi : « Le poète n’est jamais désincarné. Enraciné
dans le présent et le particulier, il atteint au futur et à l’universel 60. »
Mais, très concrètement, comment le poète réalise-t-il sa vocation ? Avec
quel langage, quels moyens d’expression ? Et mieux encore, pour les « Nègres
nouveaux » de France, dans quelle langue ?
Mounier, dans le prospectus annonçant la publication d’Esprit, dont on
trouve des extraits dans Mounier et sa génération, posait très clairement la
question d’un art portant en lui l’exigence de faire éclore une vision concrète
de l’homme – éclosion qui ne doit être que la première étape « d’un élargissement
de lui-même qui l’ouvrira à tout l’univers ». Cette exigence s’accompagne
nécessairement d’une analyse poïétique : « L’art, s’il se donne sa vérité,
ne se forge pas sa matière. Que l’artiste ne croie pas davantage parfaire son
instrument en se bornant à de simples retouches sur des formules ou à de pures
recherches d’expression : seule la force de l’inspiration peut créer de nouveaux
langages 61. »
Créer de nouveaux langages, non pas en se concentrant sur la forme mais
en s’appuyant sur une intuition des profondeurs, qui du fait de sa singularité
irréductible appelle de facto un nouveau langage. Au-delà d’une critique du
formalisme dans l’art, Mounier exprimait déjà, avant la parution d’Esprit en
1932, l’écueil que devait éviter toute conception personnaliste de l’art : devenir
une école 62. La création de matière, de langage, est le résultat de la libre création
des personnes, toujours impliquées dans des situations, qui nourrissent
la consistance des oeuvres. La création de langage est donc commandée par la
profondeur d’une intuition, mais aussi et surtout par la situation du poète, pris
au sein d’un réseau multiple de liens, d’affects, de paysages, etc., qui forment
ses attaches concrètes dans le monde et qu’il ne méprise pas, les jugeant trop
vulgaires.
60. « Saint John Perse ou poésie du Royaume d’Enfance », Liberté I, p. 353.
61. Mounier et sa génération, p. 87.
62. « Préface à une réhabilitation de l’art et de l’artiste », op. cit., p. 179.
122 Nadia Yala Kisukidi
Cet impératif de recherche poïétique impliqué, de manière nécessaire, par
la définition d’une poésie à vocation humaniste, est central dans l’esthétique
senghorienne, et explicite, sans la réduire, ni même l’épuiser, l’écriture et le
langage du poète.
Le « poète nègre » est incarné, en situation : sa poésie sera sociale
au sens où elle montrera une situation nouvelle – celle de l’ancrage d’une
personne au carrefour de plusieurs cultures, traversée par plusieurs langues,
celles qui lui furent imposées par un acte de domination politique, celles qui
lui furent données à la naissance, traversées par les traditions et les souvenirs
du « Royaume d’enfance ». Très concrètement, dans la poésie de Senghor,
l’expression poétique s’inscrira dans une langue, le français, mais cette langue
donnera corps à un tout autre langage – celui qui se manifeste dans l’ontologie
vitaliste qui traverse l’art africain fait d’images-analogies, de rythmes et de
mélodies 63.
La nouvelle inspiration poétique s’épanouira dans le choc vibratoire des
images. Sur ce point, Senghor rejoint l’esthétique des surréalistes – esthétique
qui, malgré les critiques qu’il lui fit, exprime une vraie révolte pour Mounier 64.
Pour Senghor, l’image des surréalistes n’a rien d’une « image-équation », c’està-
dire d’une image-copie identifiant le projet de l’art à celui d’une « imitation
de la nature » ; elle est « image-analogie », c’est-à-dire image ouvrant à la
dimension surréelle du monde. Mais la « négritude poétique », pensée comme
surréalisme, se distingue du surréalisme européen : le surréalisme européen est
empirique, alors que le « surréalisme négro-africain » est métaphysique, en
tant qu’il manifeste « l’univers hiérarchisé des forces vitales 65 ». Si Senghor
se reconnaît des affinités profondes avec le mouvement surréaliste, contrairement
aux critiques d’Esprit qui, même si elles sont contrastées, verront la poésie
surréaliste se perdre en « vaines gesticulations automatiques 66 », les limites que
Senghor trouve au projet surréaliste rejoignent celles de Mounier et d’Esprit :
dans le surréalisme, le texte perd sa dimension incantatoire, car ses poètes nient
la transcendance qui est au coeur de chaque miracle poétique. Le surréalisme
est une « théoclastie 67 » – alors que les poésies senghorienne ou d’intention
personnaliste affirment, immanente à leur acte, la relation de l’homme à ce qui
le dépasse, transcendance qui pourra prendre le nom de Dieu.
63. « L’esthétique négro-africaine », Liberté I, p. 209-216.
64. « Préface à une réhabilitation de l’art et de l’artiste », op. cit., p. 175.
65. Art. cit., Liberté I, p. 210.
66. E. Humeau, « Préface à une poésie », op. cit., p. 38.
67. Ibid., p. 39.
L’influence vivante du personnalisme de Mounier… 123
Le poète nègre-nouveau, armé d’un nouveau langage, se fera ainsi instrument
d’une véritable révolution spirituelle. Subvertissant la langue coloniale en
y intégrant la vision de l’autre, faisant craquer les portes des sociétés closes 68
pour y introduire ceux qui ont toujours été relégués à la marge, dans un mouvement
d’altération créatrice réciproque, le poète de la négritude écrira en français.
Mais l’impératif poïétique sera celui d’une décolonisation de la langue
française ! Le poète la tordra pour la faire se ployer sous les exigences d’une
expérience – celle d’être noir dans un contexte donné – et d’une ontologie
vitaliste, longtemps méprisée dans le monde occidental malgré la puissance des
révolutions culturelles que constituent le bergsonisme et la poésie claudélienne
pour Senghor.
Tel est le sens de la civilisation nouvelle appelée par le poète-nègre des
temps nouveaux, contre le monde matérialiste et technicien nourri par la
violence des désirs d’expansion et de conquête. Civilisation nouvelle dont
l’édification est portée par l’acte poétique, comme le montre ce poème connu
des Éthiopiques « Kaya Magan », célébrant la communion d’un prince et de
son peuple, noces juridiques, cosmiques, préfigurant la communauté idéale et
désirée :
Je dis Kaya-MAGAN je suis ! Roi de la lune, j’unis la nuit et le jour
Je suis Prince du Nord du Sud, du Soleil-levant Prince et du soleil-couchant […]Je suis le Buffle qui se rit du Lion, de ses fusils chargés jusqu’à la gueule.
Et il faudra bien qu’il se prémunisse dans l’enceinte de ses murailles.
Mon empire est celui des proscrits de César, des grands bannis de la raison ou de
l’instinct
Mon empire est celui d’Amour, et j’ai faiblesse pour toi
Femme […]Car je suis les deux battants de la porte, rythme binaire de l’espace, et le troisième
temps
Car je suis le mouvement du tam-tam, force de l’Afrique future 69…
« Kaya-Magan », ce terme désigne le roi de l’ancien empire du Wagadou,
en Afrique de l’ouest. La royauté idéale, chantée et annoncée par la voix du
poète, renvoie certes à la conception que Senghor se fait de la présidence (l’indépendance
du Sénégal est proche) comme le montre Lilyan Kesteloot 70, mais
elle est traversée par cette triple communion, qui est l’objet de toute poésie et,
68. On pourra se rappeler cette phrase de Mounier, dans une lettre du 18 mars 1941 disant que
le devoir de l’homme spirituel est de lutter contre les sociétés closes, entendues en un sens
bergsonien (cf. Mounier et sa génération, p. 297).
69. Poèmes, Le Seuil, 1964, p. 102-103.
70. Comprendre les poèmes de L. S. Senghor, L’Harmattan, 2008, 2e éd., p. 24.
124 Nadia Yala Kisukidi
par suite, de tout art, comme l’a montré Jean Lacroix. La communauté réelle
(politique, sociale et personnelle) que célèbre le Kaya-Magan est communion
avec les forces cosmiques de l’univers (« Roi de la lune, j’unis la nuit et le
jour »), avec la vie universelle de l’esprit, mais surtout communion avec les
hommes, dans une attitude renouvelée d’amour.
Cette communion humaine n’a cependant rien d’une mièvrerie : elle ne
se fera pas sans une lutte réelle contre les mécanismes d’oppression culturelle
et politique. Le Buffle – symbole de Soundiata, fondateur de l’empire
Mandingue – peut se rire du Lion et de ses fusils, symbole de l’Europe coloniale,
car il a puisé une nouvelle force en redécouvrant derrière le processus de
néantisation colonial la richesse d’une culture s’affirmant dans une plénitude
d’être. Parce qu’il sait qu’elle a apporté sa contribution à l’humanité, le Buffle,
fortifié, peut tracer les chemins de l’Afrique future, invitée au rendez-vous du
donner et du recevoir qui constitue la civilisation universelle teilhardienne. La
communion avec les hommes, ne pourra s’effectuer, pour les peuples colonisés,
et particulièrement pour les peuples qui ont un lien avec l’Afrique noire, qu’à la
seule condition d’une lutte pour la reconnaissance de la richesse des « civilisations
négro-africaines ». C’est le sens, chez Senghor, de la primauté du culturel
sur le politique, thèse qu’il défendit philosophiquement à travers le concept de
négritude, et politiquement, à plusieurs moments de sa carrière institutionnelle,
comme député et président.
On comprendra ainsi le sens de la vocation du poète chez Senghor ; et on le
comprendra d’autant mieux qu’on fera résonner en lui ses inspirations personnalistes,
mais aussi, ce qui s’en distingue de manière irrémédiable.
En effet, l’art, chez Senghor et Mounier, s’il porte une certaine intuition du
tragique de la condition humaine (faite de grandeur et de luttes 71), doit promouvoir
un engagement pratique, qui permette d’agir « au-delà du ressentiment ».
Ressentiment des colonisés confrontés au mépris de la métropole 72 ; ressentiment
des prolétaires face à l’oppression des puissances d’argent 73. À ce titre, il
est porteur d’espoir – et la tâche du poète est de le communiquer, au sein d’une
71. Cf. Le Personnalisme, p. 30.
72. Cf. Senghor, « Le message de Goethe aux Nègres-Nouveaux » (Liberté I, p. 84) et « La poésie
négro-américaine » où il dit de l’écrivain Claude MacKay : « La haine de MacKay est la haine
du mal : la haine de la haine. Aussi dépassera-t-il le ressentiment pour reconnaître, à la fin,
les apports fécondants de la civilisation blanche » (Liberté I, p. 116). Cf. Aussi E. Mounier,
L’Éveil de l’Afrique noire, p. 207-210.
73. Cf. E. Mounier, Manifeste au service du personnalisme, p. 598 : « Le salariat capitaliste est le
premier et le principal responsable de la lutte des classes. Il consacre une domination de l’argent
L’influence vivante du personnalisme de Mounier… 125
réalité traversée par les luttes et les affrontements. Au schéma des violences qui
structurent l’espace sociopolitique, la voix du poète doit transmettre aux hommes
une attitude d’amour – capable de contrer les logiques réactives et vengeresses
qui peuvent suivre la lutte contre ceux qui dominent et les mécanismes qui
soutiennent leur pouvoir.
Cependant, si le sens de la vocation du poète est traversé par la même intention
chez Mounier et Senghor, son chant et sa parole empruntent, chez les deux
auteurs, des chemins qui signent une divergence philosophique profonde entre
leurs pensées.
La cité future que prophétise le poète, chez Senghor, porte le sens,
réalisé, de la révolution civilisationnelle. La thématisation de la révolution
civilisationnelle se construit sur un double registre : anthropologique et
ethnologique. Tous les hommes sont civilisés, en ce qu’ils se rapportent
médiatement au monde, mais ils ne possèdent pas tous la même culture.
Le processus de néantisation coloniale a contribué à remettre en cause
l’apport civilisationnel de certaines cultures et particulièrement des cultures
« négro-africaines ». L’avènement d’une rénovation spirituelle universelle
implique, de façon nécessaire, la reconnaissance et la renaissance des cultures
négro-africaines, dont la richesse se noue autour d’un rapport privilégié au
transcendant et d’une capacité à ressaisir sympathiquement les rythmes
du réel, ce que Senghor décèle dans son herméneutique de l’art africain. La
réalisation de la communauté humaine universelle ne peut faire l’économie
d’une connaissance véritable de la culture de cet Autre, nié par les mécanismes
oppresseurs de l’esclavage et de la colonisation. Elle se condamne, sinon, à n’être
qu’un doux rêve, s’accommodant de nouvelles formes de domination.
La réponse au désordre établi, combattu par les personnalistes implique,
chez Senghor, une philosophie de la culture : elle doit avoir pour tâche de penser
conjointement l’exigence de reconnaissance des richesses des civilisations noires
et le projet humaniste d’édification d’une civilisation universelle, soit d’assumer la
tension entre une double affirmation de discontinuité culturelle et de continuité
anthropologique.
Cette démarche senghorienne aura été profondément critiquée à cause de
cette tension interne qui structure sa philosophie de la négritude, aboutissant,
d’une manière qu’il faudrait nuancer, à un essentialisme racialiste, produisant une
vision fantasmée de ce que serait, en soi, ce tout homogène nommé « civilisation
sur le travail qui est à la source du ressentiment ouvrier et de la solidarité de classe des travailleurs
» (souligné par l’auteur).
126 Nadia Yala Kisukidi
négro-africaine ». Mais, il est surtout intéressant de noter que le personnalisme
de Mounier court-circuite cette approche de la culture en ce qu’elle ne lui paraît
pas compatible avec la visée humaniste, que défend le personnalisme :
Aussi le personnalisme range-t-il parmi ses idées-clefs l’affirmation de l’unité de
l’humanité dans l’espace et dans le temps, pressentie par quelques écoles à la fin
de l’Antiquité, affirmée dans la tradition judéo-chrétienne. […] Elle s’oppose à
l’hypothèse d’une discontinuité absolue entre les libertés (Sartre) ou entre les
civilisations (Malraux, Frobenius) 74.
Cette remarque est d’importance quand on sait la portée qu’eut pour les
jeunes intellectuels de la négritude, et notamment Césaire et Senghor, la lecture
de Frobenius ; et elle signe sur un point les routes divergentes qu’empruntent le
personnalisme de Mounier et la négritude de Senghor. Chez le premier, l’affirmation
de l’unité de l’homme a un sens métaphysique et religieux : elle vient
de ce que tous les hommes sont « créés à l’image de Dieu 75 ». Pour Senghor,
l’unité humaine peut être pensée dans les mêmes termes, mais s’en tenir à cette
approche, c’est aller dans le sens d’un universalisme abstrait, qui ne prend pas
la mesure de tous les mécanismes qu’ont mis en place les hommes pour nier
le fait même de leur unité. Par conséquent, la reconnaissance concrète, chez
Senghor, de l’unité de l’homme passe par la disqualification des mécanismes
de néantisation, et induit l’affirmation de la richesse culturelle des civilisations
noires : l’universalité, dans l’espace sociopolitique concret, n’est pas un donné,
mais est à construire. L’essentialisme senghorien est, en partie, un essentialisme
stratégique, pour reprendre l’expression de Gayatri Spivak 76. L’homme lié aux
mondes africains ne pourra sortir du processus de dépersonnalisation esclavagiste
et coloniale et s’affirmer comme personne que s’il sait proprement qu’il
peut donner et qu’il n’a pas à rougir de ce qu’il a à donner. Si cette affirmation
chez Senghor a pu prendre une forme risquée, elle nourrit la voix du poète, qui,
soutenue par la puissance du « buffle », communique la « force de l’Afrique
future ».
74. Le Personnalisme, p. 43 (souligné par l’auteur).
75. Ibid.
76. Nous empruntons cette lecture à S.-B. Diagne qui réinvestit ce concept de Spivak, élaboré dans
The postcolonial critic, pour montrer que sous ce qui peut apparaître, chez Senghor, comme
une « métaphysique [des] essences figées », se déploie un « discours de l’hybridité » qui
vient « fluidifier les identités affichées » (cf. Léopold Sédar Senghor, p. 13-14).
L’influence vivante du personnalisme de Mounier… 127
Conclusion
L’influence du personnalisme de Mounier sur la philosophie de Senghor se
laisse particulièrement entrevoir autour des questions de l’art. Cette influence,
cependant, ne fait aucunement de la négritude senghorienne quelque chose
comme un « personnalisme noir » ! Elle permet toutefois d’insister, au-delà des
accusations d’essentialisme, sur cette dimension propre du projet senghorien
qui est de « refaire » l’humanisme, contre une conception abstraite de l’individu,
élaborée à travers une philosophie du sujet autonome – sans histoire, sans
géographie – et conquérant.
Si des thèses personnalistes irriguent la conception senghorienne de l’art,
elles divergent de manière fondamentale autour du problème de la culture,
entendue en un sens ethnologique, et des modèles d’universalisme que l’analyse
de ce problème implique. Le concept d’universel, mobilisé par les deux auteurs,
mérite une étude plus profonde, qui n’a pas été menée dans cet article, et qui
laisse encore ouverts de multiples points de discussion entre le personnalisme
de Mounier et la négritude senghorienne.
Cependant, sous ces divergences, se tissent de profondes affinités entre
Mounier et Senghor, consolidées par une communauté de problèmes et une
communauté de visions, qui se révèlent de manière paradigmatique dans leurs
théories de l’art. Affinités que le personnalisme autorise de plein droit, car loin
d’être une école, il se pense avant tout comme « convergence des volontés »
(Mounier) 77, concevant l’engagement poétique comme « engagement de la
personne – et non seulement [de] l’individu – par et dans la communauté »
(Senghor) 78.
77. Manifeste au service du personnalisme, p. 483.
78. « L’esthétique négro-africaine », Liberté I, p. 207.
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DES AMITIÉS DE MOUNIER
AUX AMIS D’EMMANUEL MOUNIER
Bernard Comte
B. Comte, historien, a enseigné à l’université Lyon II où il a dirigé le Centre
André Latreille (recherche en histoire religieuse) et à l’Institut d’Études Politiques de
Lyon. Auteur de plusieurs ouvrages, il a présenté et annoté la reproduction intégrale
des dix numéros d’Esprit publiés par Mounier sous la censure de Vichy (« Esprit » de
novembre 1940 à août 1941, Éditions Esprit, 2004), et prépare avec Y. Roullière
l’édition critique des Entretiens de Mounier (à paraître en 2015 chez Fayard/Le
Seuil). Ce texte est une conférence prononcée le 14 octobre 2012 à Saint-Jacutde-
la-Mer lors d’une journée organisée par l’AAEM.
Le thème de l’amitié chez Mounier ou envers lui exigerait, pour une étude
historique sérieuse, l’exploitation de nombreux documents inédits (correspondances
conservées à l’IMEC) et des textes et études publiés par ou sur les
amis de Mounier. Cette présentation rapide repose sur les informations tirées
du recueil Mounier et sa génération 1 (pour les lettres de Mounier), de la revue
Esprit et du Bulletin des Amis de Mounier et surtout de la lecture intégrale des
carnets de Mounier 2.
J’ai renoncé très vite à chercher des repères dans le Traité du caractère,
où le mot amitié ne figure pas dans l’index thématique, quoique l’amitié soit
présente implicitement dans ce gros livre 3 comme dans les deux petits traités du
1. Emmanuel Mounier et sa génération. Lettres, carnets et inédits, Le Seuil, 1956 ; rééd. Parole et
Silence, 2000.
2. Quinze carnets manuscrits (1926-1936 et 1940-1942), dont seuls ont été publiés des extraits
(dans ce recueil) et dont le texte total fera l’objet d’une édition critique.
3. Traité du caractère, Le Seuil, 1947, fin du chapitre « Le moi parmi les autres » (p. 535-537).
CHRONIQUES
130 Bernard Comte
personnalisme 4, aux chapitres sur le rapport à autrui, les formes de sociabilité, la
communication. Et les belles analyses de la conduite d’hospitalité envers l’autre,
marque d’une socialité ouverte, que Mounier oppose à Sartre dans l’Introduction
aux existentialismes récemment rééditée 5, sont la préface à la présentation de
la communauté, ce qui montre la place centrale de l’amitié dans la dynamique
qui passe de la personne à la communauté. L’amitié entre deux personnes est
à la fois la préfiguration, l’amorce, et un des ciments de la communauté, qui se
forme par une série de liens de personne à personne.
J’évoquerai, en trois temps, trois formes d’amitié vécues autour d’Emmanuel
Mounier vivant puis après sa mort. Il s’agit d’abord des amitiés de Mounier,
au sens de vécues par lui, dont je présente quelques unes dans des portraits et
des itinéraires qui nous en apprennent indirectement beaucoup sur sa manière
d’être et d’agir. Ensuite viendront « les Amis d’Esprit », c’est le seul nom qu’il
a accepté de donner au rassemblement formé à son appel, pas un mouvement,
encore moins un parti, mais une communauté informelle d’amis rassemblés en
« groupes » locaux, amis de la revue, c’est-à-dire de l’oeuvre de Mounier, et
donc ses amis, en communion spirituelle avec lui. Vient enfin notre association,
« les Amis d’Emmanuel Mounier » groupés après sa mort, association qui est
passée insensiblement d’une forme d’amitié à une autre : fondée par ses amis
proches qui voulaient le rester après sa mort, elle est devenue un rassemblement
de personnes qui ne l’ont pas connu mais qui l’ont lu et se sont nourris
de sa pensée, ou ont simplement entendu parler de lui et cherchent à en savoir
davantage.
Amitiés personnelles de Mounier
Adolescent et étudiant, Mounier a vécu une amitié intime profonde, née à
16 ans, avec son camarade de lycée Georges Barthélemy, amitié qu’il a ressenti
comme « l’adaptation secrète de deux âmes » (ce sont ses mots), promise à la
durée. Aussi a-t-il vécu comme une tragédie la mort de l’ami en 1928, à 22 ans,
« point final de toute une jeunesse » écrira-t-il, et entrée dans la solitude de
l’âge adulte 6.
4. Qu’est-ce que le personnalisme ?, Le Seuil, 1946 ; Le Personnalisme, PUF, coll. « Que sais-je ? »,
1950.
5. Denoël 1946 ; 2e éd. présentée par J. Le Goff et J.-F. Petit, Presses Universitaires de Rennes, 2010.
6. Voir les lettres de Mounier à sa soeur en janvier 1928, dans Mounier et sa génération, et son
texte « In memoriam Georges Barthélemy », Bulletin des Amis d’E. Mounier (BAEM), n° 82,
septembre 1994, p. 14-15.
Des amitiés de Mounier aux Amis d’Emmanuel Mounier 131
Amitiés décevantes : Guitton, Izard, De Becker, Schaeffer
Alors seul à Paris en cette année 1928, il trouve en Jean Guitton un ami
d’intelligence et de coeur. Il connaît cet aîné (né en 1901, agrégé de philosophie
en 1923) comme animateur parisien du « groupe de travail en commun » des
élèves et amis du philosophe grenoblois Jacques Chevalier ; ils sympathisent
en philosophes catholiques nourris de Pascal, Newman et Bergson. Guitton
fait partager à Mounier ses découvertes : M. Pouget, maître en connaissance
critique de la Bible et des dogmes catholiques ou Mlle Silve, l’institutrice des
Basses-Alpes, admirable animatrice des Davidées 7. Guitton et Mounier contribuent
tous deux, par la parole et par la plume, aux activités de formation de
ce groupe. Mounier présente en 1930 Guitton à Maritain comme son « ami
le plus intime », et leur correspondance affectueuse des années 1928-1932 en
témoigne. Mais sa rencontre avec Péguy l’oriente alors vers la contestation révolutionnaire
de ce qu’il appellera « le désordre établi » ; l’intimité avec Guitton,
qui reste étranger à cette dimension, n’y résiste pas. Les choix politiques ultérieurs
de Mounier, de la guerre civile d’Espagne à Vichy, aggraveront la séparation
entre les deux anciens amis.
En 1930-1931, c’est un autre compagnon d’étude et d’engagement qui noue
avec Mounier une amitié née des convictions communes qui leur font partager
une révolte et un projet. Georges Izard, philosophe et juriste à peine aîné
de Mounier, formé dans la gauche républicaine et converti au catholicisme,
est décidé comme Péguy à s’engager dans la vie publique pour une révolution
sociale et morale. Une collaboration de quatre années s’amorce, avec un partage
des tâches approuvé par les compagnons qu’ils groupent : à Mounier reviendra
la direction d’une revue, expression de la recherche commune ; à Izard celle
du mouvement politique jumeau. Mais l’avocat débutant, méridional chaleureux
et impatient d’agir, pense stratégie d’alliances et propagande, alors que
le philosophe donne la priorité aux recherches de doctrine qui mettront du
temps à mûrir. Face à Izard, devenu dès 1932, à la tête du mouvement baptisé
« Troisième Force », un homme d’action sur le mode politique, Mounier se
pose non seulement en penseur, mais aussi en serviteur du spirituel, garant de la
fidélité à la mystique initiale. Leur amitié devient conflictuelle, les explications
confiantes alternant avec les silences gênés et les oppositions aggravées par les
influences d’un Déléage d’un côté, d’un Maritain de l’autre. Mounier est partagé
entre l’affection et l’irritation devant le comportement versatile d’un Izard trop
7. Voir l’excellent montage biographique d’Albert Béguin « Une vie », Esprit, n° spécial
« Emmanuel Mounier », décembre 1950, p. 923-1060.
132 Bernard Comte
influençable 8. ll obtient dès 1933 une séparation amiable entre revue et mouvement,
mais ne peut éviter une plus nette rupture politique en 1934, lorsque la
Troisième Force se fond dans le parti créé par Bergery, politique ambitieux.
Sans ressentiment, Mounier est déçu par cette expérience dont il retiendra qu’il
faut savoir compter avec la diversité des tempéraments et des styles d’action.
À plusieurs reprises cependant, il accordera un peu rapidement une
confiance généreuse à un cadet doué lancé dans une entreprise ambitieuse.
En 1934, il rencontre le jeune Belge Raymond de Becker, penseur autodidacte
audacieux et orateur à l’enthousiasme communicatif, qui cherche à créer, en
bousculant la section jeune du Parti catholique, un mouvement qui unira ferveur
catholique et action révolutionnaire. Mounier a « l’intuition d’une très grande
chose » et entame une collaboration confiante, en se promettant d’être vigilant
devant « une certaine confusion de pensée », un « manque de solidité et de
résistance 9 ». Ils travaillent ensemble à la déclaration initiale du mouvement
et à ses statuts, Esprit rend compte des activités du jeune Belge, mais ce n’est
pas entre eux la communion des âmes que Mounier espérait. Mounier préside
en 1935 le congrès constitutif du mouvement « Communauté », puis leurs
relations s’arrêtent là, du moins on n’en a plus trace, et Mounier reconnaît
l’échec de cette deuxième tentative pour se lier à un mouvement qui incarnerait
dans l’action les idées développées par sa revue. De Becker découvrira en
1936 l’Allemagne nationale socialiste, les mythologies germaniques et les cultes
solaires, il sera sous l’Occupation allemande un journaliste collaborateur. Il
lâchera alors dans un livre autobiographique quelques lignes méprisantes sur
Mounier, intellectuel perdu dans ses abstractions nébuleuses, sans prise sur la
réalité, ennuyeux et ridicule.
En 1941, c’est avec Pierre Schaeffer (le futur inventeur de la musique
concrète) que s’amorce à Lyon une collaboration suivie. Polytechnicien et
scout de France, grand organisateur de jeux scéniques pour les mouvements de
jeunesse, Schaeffer a créé l’association Jeune France, privée mais subventionnée
par le ministère de la Jeunesse, pour aider les artistes décidés à réinventer un
art populaire ; Mounier apprécie la culture de Schaeffer, l’ampleur de son projet
et ses qualités de réalisateur. Schaeffer l’embauche pour diriger la formation
culturelle que proposera l’association, en commençant par la rédaction à deux
d’un manifeste doctrinal acceptable par les tenants de la Révolution nationale
8. Nombreuses remarques de Mounier à ce sujet dans ses carnets Entretiens V à VIII (1931-1934).
9. Mounier relate ces relations éphémères avec de Becker (1934-1935) dans son carnet
Entretiens VIII.
Des amitiés de Mounier aux Amis d’Emmanuel Mounier 133
mais inspiré des réflexions d’Esprit sur l’art et la culture, qui proscrivaient tout
dirigisme d’État. Mounier y travaille avec succès plusieurs mois (il trouve là
un appoint précieux à son budget familial précaire). Mais dans l’été 1941, il est
peu à peu écarté de toute action publique par ordre du pouvoir de Vichy qui se
durcit, et Esprit est interdit. Schaeffer a été averti par les autorités de la Jeunesse
du danger de garder ce suspect comme collaborateur, il est ensuite sommé de se
séparer de lui, mais il est trop embarrassé pour lui en parler ; après avoir cédé, il
croit apaiser Mounier dépité en lui exposant de prétendues bonnes raisons de
sa décision et en lui conseillant de reprendre un poste dans l’enseignement 10.
Mounier est profondément déçu de cette « absence de caractère […] tant de
faiblesse chez un garçon dont j’attendais de l’amitié ». Il accueillera cependant
en 1945 Schaeffer, revenu d’Amérique plein d’idées nouvelles, dans la revue et
à son comité de rédaction, sans reprendre le lien personnel ébauché et rompu.
Il a ressenti ces amitiés éphémères comme des échecs. Échecs dus à des
erreurs initiales de jugement de sa part sans doute, mais ils constituent aussi le
revers de son exceptionnelle disponibilité – comme si toute rencontre lui ouvrait
la perspective d’une amitié possible, d’une fraternité et d’un cheminement pardessus
les différences. Des différences qu’il n’ignore pas, ni ne considère comme
négligeables, mais dont il espère toujours faire surgir une complémentarité, sauf
avec les êtres « impurs » – ainsi désignait-il ceux qu’il voyait trop enfermés dans
leur sensualité, leur ambition ou leur égocentrisme pour être disponibles à une
relation authentique 11.
Des accords profonds et durables : Lacroix, Ulmann, Touchard
D’autres rencontres ont révélé un accord intime, durable et fécond. J’en
évoquerai quelques-unes, emblématiques dans leur diversité et toutes liées à
son oeuvre, la revue et le mouvement personnaliste. Avec André Ulmann, il s’agit
d’un tout jeune homme, étudiant en lettres et économie qui gagne sa vie, après
la ruine et la mort de son père négociant, comme apprenti rédacteur dans un
journal d’enquêtes économiques et sociales, organe socialiste réputé pour sa
rigoureuse honnêteté critique. Agnostique imprégné de l’éthique protestante
des Éclaireurs Unionistes où il a été chef, Ulmann fréquente à 20 ans les carrefours
spirituels, dont la maison Maritain à Meudon. Izard le rencontre et le fait
connaître à Mounier, qui pressent « un ami délicieux » et le prend à part pour
une longue conversation à coeur ouvert (juillet 1932) où se révèle un accord
10. Nombreuses notes de Mounier sur ce sujet dans les carnets Entretiens XI et XII (janvieroctobre
1941).
11. Voir Entretiens VI, note du 3 janvier 1933, et Entretiens VII, 16 et 31 mars et 4 avril 1933.
134 Bernard Comte
profond – non seulement pour le service des valeurs spirituelles, mais dans la
conception de la future revue : accord pour que le travail d’élaboration intellectuelle
précède toute action politique, et que la revue soit à cette fin un organe de
libres recherches, indépendant de tout groupe politique ; accord ensuite sur le
contenu de cette revue et surtout son « ton », qui doit être marqué par l’éclairage
spirituel et par le climat d’amitié entre rédacteurs. Mounier retient alors
Ulmann, qui connaît ce métier, pour le secrétariat de rédaction de la revue.
Leur collaboration constante de quatre années approfondira leur accord : face
aux hommes d’action pressés de faire du chiffre, ils se posent en témoins du
« parti de l’esprit », voués à la recherche loyale de la vérité et à la dénonciation
des injustices en solidarité avec les pauvres. Pédagogue dans les notes
d’initiation à l’économie qu’il donne à la revue, le jeune Ulmann traite aussi
de l’actualité politique ; il sait lier l’exposé des faits à la référence aux valeurs
spirituelles que servent à Esprit ceux qu’il appelle avec Mounier les « purs 12 » –
non purs esprits désincarnés ou idéalistes naïfs, mais serviteurs désintéressés ; il
enquête sur l’utilisation de la police au profit des riches et des puissants, ce sera
le deuxième livre de la collection Esprit que lance Mounier en 1935 13. Apprécié
parmi les journalistes de gauche, Ulmann est alors embauché au secrétariat
de rédaction de Vendredi, nouvel hebdo des intellectuels du Front populaire.
Il continue encore jusqu’en juillet 1936 sa chronique politique et syndicale à
Esprit, et quitte discrètement la revue pour se vouer à la cause internationale de
la liberté des peuples et de la révolution sociale.
Bien différent est Jean Lacroix, aîné de Mounier, agrégé de philosophie un
an avant lui et professeur attaché à son métier et à son enracinement provincial
de Lyonnais. Ayant connu Mounier de réputation dans le groupe de travail
de Chevalier, il le rencontre en 1928 et leur première conversation leur révèle
l’identité de leurs convictions et leur intention commune de servir leur foi
catholique en la délivrant des déformations et des trahisons dont des siècles
de conservatisme défensif puis d’esprit bourgeois l’ont chargée. Tous deux se
veulent démocrates dans leur conduite, refusant toute attitude de supériorité
12. Il ne s’agit pas ici de la « pureté » du personnalisme des mains propres, dont Mounier critiquera
les limites, surtout la réticence à l’engagement (voir Qu’est-ce que le personnalisme ?),
mais de la pureté des intentions droites et de la disponibilité qui écarte tout culte du moi.
13. Le livre Police, 4e pouvoir (Aubier, coll. « Esprit », 1935) est publié à la suite de Révolution
personnaliste et communautaire de Mounier (Id.). Jean Lacroix a témoigné de l’accord exceptionnel
(« harmonie préétablie ») entre Ulmann et Mounier dans les débuts d’Esprit (M.
Goldschmidt et S. Tenand-Ulmann, André Ulmann ou le juste combat, SEI, 1982).
Des amitiés de Mounier aux Amis d’Emmanuel Mounier 135
et accueillant en égal l’étudiant débutant ou le travailleur sans diplôme, futurs
amis éventuels. Ils n’ont achevé ni l’un ni l’autre de prendre leurs dimensions
d’adultes engagés dans une oeuvre personnelle, mais l’accord constaté ce jourlà
se prolongera jusqu’à la mort de Mounier, au long de leurs engagements
politiques et religieux 14. Aucune rivalité entre ces deux philosophes de la
personne, aucun différend entre Lacroix, universitaire qui mène sa réflexion
critique sur les doctrines philosophiques comme sur l’expérience vécue de
chacun, et Mounier, prophète du personnalisme communautaire, animateur
d’une équipe de recherches et de témoignages pour une révolution dans la
civilisation. Dans Le Personnalisme comme anti-idéologie (PUF, 1972), Lacroix
regroupera les thèmes majeurs de ses oeuvres en se référant à tous les maîtres de
la philosophie moderne et conclura sur la « pensée combattante » de Mounier
qui sans construire une philosophie nouvelle a su porter l’éclairage de sa foi
personnaliste dans tous les domaines de la connaissance et de la conduite. En
analysant, en 1950, l’action d’éducateur de son ami – « instituteur », disait-il,
au sens propre de celui qui met debout autrui et le « fait exister », – il a montré
en lui un prophète s’exprimant tantôt en pédagogue, tantôt en polémiste 15.
Menant son oeuvre et son action propres (y compris le groupe Esprit de Lyon,
animé avec succès pendant trente ans), il s’est mis au service de son cadet pour
le développement de la revue et du mouvement, le reconnaissant comme son
maître en ce domaine, « recteur » et guide pour les témoins du spirituel. Ainsi
il a accueilli chez lui à Lyon dans l’été 1940 le ménage Mounier, alors durement
éprouvé, puis a accompagné son ami à l’École d’Uriage en faisant taire ses réticences.
Aucun des deux amis n’a fait de confidence sur la nature de leur lien
personnel, mais Lacroix a écrit dans ses cahiers intimes à la page du 22 mars
1950 : « Mort d’Emmanuel Mounier. Avec lui, ce sont mes raisons de vivre qui
meurent. […] Pour la France comme pour l’Église, il ne pouvait y avoir plus
tragique catastrophe 16. » Désarroi de l’ami, veuf d’un long compagnonnage
dans le partage des « raisons de vivre » – l’oeuvre d’Esprit.
Avec Pierre-Aimé Touchard, les relations commencent tout autrement :
descendant d’instituteurs républicains, étranger au christianisme et anticlérical,
ce répétiteur de lycée, un peu plus âgé que Mounier, qui nourrit des ambitions
14. Lacroix a souvent évoqué cette rencontre (cf. son témoignage dans Le personnalisme d’Emmanuel
Mounier, hier et demain. Pour un cinquantenaire, Le Seuil, 1985). Sur ses convictions au
sortir de sa période de formation, voir B. Comte, « Jean Lacroix dans les années 30 », BAEM,
n° 96, décembre 2006.
15. Jean Lacroix, « Mounier éducateur », Esprit, décembre 1950.
16. Carnets manuscrits de J. Lacroix, aimablement ouverts à ma consultation par ses enfants.
136 Bernard Comte
littéraires, lit le premier numéro d’Esprit et, intéressé, se présente au directeur.
Le premier contact est froid : Mounier l’embauche, mais pour aider à empaqueter
les livraisons de la revue et, puisqu’il tient à être publié, pour une chronique
théâtrale où il n’a personne. Touchard, qui sent un maître alors qu’il
n’en veut aucun, le défie ensuite au cours d’une rude explication. Mounier se
montre attentif, peiné de l’avoir blessé, et Touchard bouleversé découvre alors
qui est cet homme et, écrira-t-il, « découvrant en lui un ami, j’acceptais qu’il
soit mon maître – maître à penser et maître à vivre 17 ». Il met alors au service
de l’oeuvre de ce maître le dévouement modeste et l’intelligence organisatrice
dont il est capable. Tenant la « Chronique du théâtre vivant », où il combat
pour un art populaire, enraciné dans la vie sociale et politique, il sera aux côtés
de Mounier l’homme des missions difficiles : animer et tenter de discipliner (!)
le groupe des artistes, lancer en 1933, comme secrétaire général, l’association
des Amis d’Esprit, héberger, avec sa femme Gélette qui travaille au secrétariat
de la revue, de multiples réunions et lutter au sein de la Troisième Force
contre une pratique politique qui trahirait l’élan spirituel originel 18. Il assume
en octobre 1938 la direction du Voltigeur français, feuille politique bimensuelle
qui suit l’événement, où il fera le lien délicat entre les têtes pensantes (Mounier,
Lacroix, Landsberg) et les journalistes techniciens du reportage ou de l’éditorial
; un an après, réformé, il partage la direction d’Esprit avec Mounier mobilisé.
Il est choqué par l’acharnement de Mounier à publier encore la revue en mai
et juin 1940, mais il s’incline 19. Resté radicalement agnostique sur le plan religieux
et fidèlement accordé au chrétien Mounier, il a été tout ce temps un pilier
essentiel de l’entreprise Esprit, avec une simplicité et un désintéressement de
« pur », serviteur de l’oeuvre d’une communauté spirituelle fraternelle. Après
la guerre, réussissant à faire de son goût du théâtre une profession qui l’accapare,
il ne reprend pas sa collaboration régulière à Esprit, mais il dira sa fierté
d’avoir appartenu à un tel « centre de rassemblement des hommes de bonne
volonté », dans l’amitié de celui avec lequel il mènera en décembre 1950 un
« dernier dialogue ».
17. Récit de P.-A. Touchard, « Dernier dialogue », Esprit, décembre 1950.
18. Voir carnets Entretiens VII et VIII, et les textes et témoignages en hommage à Touchard
décédé publiés dans BAEM, n° 70, octobre 1988.
19. Voir les lettres de Mounier à Touchard entre juillet 1940 et 1945, qui témoignent de son
affection confiante, malgré leurs différends, pour ce « cher vieux » ou « vieux Pat » (BAEM,
n° 47, juin 1977).
Des amitiés de Mounier aux Amis d’Emmanuel Mounier 137
Liens fraternels entre adultes éprouvés : Fraisse, Lefrancq, Depierre
Je terminerai sur deux amis, les seuls pour lesquels on peut parler d’intimité
avec Mounier, à la fois parce qu’ils ont vécu successivement à son côté après
son mariage et parce que leur amitié avec lui s’est nouée sous le signe tragique
d’épreuves qui ont suscité le partage des souffrances, souffrances transcendées
dans le don.
En novembre 1938 surgit dans la vie de Mounier celui qui deviendra un des
piliers de l’Esprit d’après-guerre, dans une intimité quotidienne que peu d’autres
ont connue. Paul Fraisse, plus jeune que les précédents, a d’abord été un étudiant
lyonnais lecteur convaincu d’Esprit et auditeur enthousiaste d’une conférence
de Mounier. À Paris, engagé dans une carrière savante d’enseignant-chercheur
en psychologie expérimentale, il prend l’initiative de rencontrer Mounier au
lendemain de la mort de sa jeune femme et de leur fils nouveau-né. Il lui offre
ses services pour Esprit, et après avoir constaté leur profond accord (« un coup
de foudre ») lui propose de l’héberger à ses passages hebdomadaires à Paris,
venant de Bruxelles où il réside avec sa famille. Mounier accepte les deux offres,
introduit ce compagnon à l’esprit clair et décidé au comité directeur de la revue
et le charge de relancer les groupes Esprit parisiens qui végètent 20. Fraisse forme
aussitôt un premier noyau, composé de plusieurs équipes spécialisées qu’il met
au travail avec succès. Ils élaborent deux dossiers solidement documentés que
la revue publie au printemps 1939 : « La parole est aux réprouvés » ( Juifs,
Noirs et peuples opprimés) et « L’émigration, problème révolutionnaire »
(reportages et analyses). Assistant le jeune veuf dans sa solitude douloureuse,
Mounier lui ouvrira son coeur de père atteint par la maladie de sa fille infirme
cérébrale à la suite d’un accident qu’on saura irréversible en 1940. La fraternité
née ainsi, et les qualités évidentes de Fraisse, amènent Mounier à l’associer
à son projet de créer un Centre Esprit – lieu de résidence et de travail pour
quelques rédacteurs, de réunion et d’hébergement pour les amis – combiné avec
un institut psycho-pédagogique où travailleraient avec Fraisse deux autres amis
chers, le Belge Lefrancq et le Suisse Niklaus. Seul Parisien des quatre, Fraisse
reçoit en juillet 1939 la gestion de la société créée pour l’achat de la propriété
« Les Murs Blancs » à Châtenay-Malabry ; des travaux d’aménagement
commencent à la veille de la mobilisation. Le chasseur alpin Mounier entretient
ensuite une correspondance régulière avec le caporal Fraisse, qu’il appelle
« vieux frère ». Il la poursuit après l’armistice, pour maintenir le contact avec
20. Récit de Paul Fraisse dans son histoire des Murs Blancs, BAEM, n° 101-102, janvier 2012.
138 Bernard Comte
Fraisse prisonnier et lui expliquer ce qu’il fait 21. Fraisse est un des amis lointains
pour lesquels il reprend la rédaction de carnets – afin qu’ils sachent plus tard
ce qu’il a pensé sans pouvoir l’écrire dans Esprit censuré 22. Fraisse, libéré dans
l’été 1943 et remarié avec une militante des Amis d’Esprit parisiens, s’occupe
de la sauvegarde des Murs Blancs que l’armée allemande a occupés, puis de la
reprise des travaux. Il s’y installe en 1945, avec Mounier, puis Marrou, suivis
ensuite d’autres amis. Son activité scientifique qui lui vaudra réputation et
responsabilités internationales ne nuit pas à une constante action militante.
Si Mounier a parmi les cinq familles installées aux Murs Blancs l’autorité du
fondateur, Fraisse a celle du gérant qui veille sur la comptabilité, l’entretien
des locaux et le respect des règles de voisinage. Mounier l’a gardé au Comité
directeur de la revue, et lui a confié la responsabilité du groupe politique alors
constitué – responsabilité majeure dans la période « révolutionnaire » de
l’après-Libération. Fraisse donne régulièrement à la revue des commentaires de
l’actualité politique, où s’exprime la ligne directrice adoptée par le directeur et la
majorité de la rédaction, mais il représente aussi la sensibilité des tenants de la
gauche révolutionnaire non-communiste, anticapitaliste et anti-impérialiste, qui
accepte une certaine unité d’action avec les communistes et suit avec sympathie
les débuts des démocraties populaires et surtout l’expérience polonaise, tout
en cherchant à constituer une force socialiste indépendante capable d’être
partenaire respecté du Parti. Cette tendance est fortement défendue par Lacroix
à Lyon et l’économiste Henri Bartoli à Grenoble, mais contrée par les défenseurs
de la liberté contre le totalitarisme soviétique et le sectarisme du PCF, comme
Marrou et son ami Jean-Marie Soutou rejoints par de nouveaux venus. Les
deux groupes coexistent en se critiquant tant que Mounier est présent avec son
autorité et sa largeur de vues incontestées 23.
Dès la mort de Mounier, tandis qu’Albert Béguin est placé à la direction
de la revue, assisté par Jean-Marie Domenach, Fraisse prend l’initiative de
regrouper les amis de Mounier et devient le président de l’association créée. Il
la conduira avec la fermeté et la ténacité qui le caractérisent, peu diplomate mais
strictement fidèle à celui dont il s’agit de faire connaître la vie et l’oeuvre, en
collaboration étroite avec Paulette Mounier et sans chercher à se faire valoir 24.
21. Voir les lettres de Mounier à Fraisse publiées dans BAEM, n° 85, mars 1996 et n° 86,
octobre 1996.
22. Entretiens X et XI. Voir dans Mounier et sa génération la note du 26 août 1940.
23. Voir Goulven Boudic, « Esprit » (1944-1982). Les métamorphoses d’une revue, Éd. IMEC,
2005, chap. I et II.
24. Voir son historique des Murs Blancs, BAEM, cité.
Des amitiés de Mounier aux Amis d’Emmanuel Mounier 139
Dans l’hommage collectif à Mounier, c’est « sa puissance d’accueil », dans les
relations personnelles comme dans la mobilisation pour l’oeuvre commune qu’il
a retenue 25.
Dernière intimité, marquée tour à tour par la plus grande proximité géographique
et par un éloignement insurmontable : le belge Jacques Lefrancq, aîné de
onze ans de Mounier, accompagne l’aventure d’Esprit dès sa gestation et entoure
son directeur d’une amitié fraternelle que celui-ci qualifiera « franciscaine,
brûlante et généreuse 26 ». Étudiant belge relevant de la culture « libérale »
– idées de liberté et d’égalité héritées des Lumières, avec refus des dogmes
et anticléricalisme –, Lefrancq s’est engagé en 1914, à 20 ans, dans l’armée
française. Gazé et grièvement meurtri, il en garde une blessure inguérissable,
infirmités physiques (accès d’épuisement récurrents et douleurs invalidantes)
et souffrance morale (le front a été pour lui une atrocité, source d’expérience
spirituelle et entrée sans retour dans l’univers de l’affliction). Il a satisfait un fort
appétit intellectuel en menant des études de philosophie, psychologie, esthétique
et archéologie, qui l’ont amené à enseigner au lycée français de Bruxelles
et ailleurs et à travailler au nouveau musée du Cinquantenaire, où il a créé un
service éducatif. Militant de la justice et de la démocratie, avec des qualités
d’animateur et de polémiste, il a créé avec un groupe d’intellectuels libéraux
une revue ; un cheminement intérieur l’a amené ensuite au baptême catholique
– « une conversion à la Péguy », écrira Mounier. Quand on lui passe le premier
prospectus signé Déléage-Izard-Mounier annonçant en juillet 1931 la création
d’une revue, il lui donne aussitôt une adhésion enthousiaste, en abandonnant
la sienne. Mounier le choisit ensuite comme son correspondant en Belgique,
et lui rend visite en mai 1932. Lefrancq le reçoit chez lui, avec Elsa Leclercq,
ancienne étudiante devenue sa collaboratrice au service éducatif des musées
et amie proche, récemment baptisée, qui partage ses convictions 27. Mounier
reconnaît bientôt dans celui qu’il avait jugé d’abord « généreux et agité » un
« excellent ami », actif et désintéressé. Devant le sentiment réciproque qui
rapproche bientôt Mounier d’Elsa, Lefrancq s’efface et encourage leur union,
jusqu’à les installer après leur mariage (1935) à l’étage de sa maison à Bruxelles.
Mounier, qui avait confié à Elsa qu’il pressentait pour la première fois, depuis
25. Paul Fraisse, « Sa puissance d’accueil », Esprit, décembre 1950.
26. « Jacques Lefrancq », note de Mounier sur son ami décédé, Esprit, novembre 1949.
27. Récit de cette première rencontre et des suivantes dans Entretiens V (14 mai 1932) et
Entretiens VII et VIII. Voir de nombreuses lettres de Mounier à Lefrancq dans Mounier et sa
génération, op. cit.
140 Bernard Comte
la mort de son ami Barthélemy, une amitié « entièrement accordée à [lui] 28 »,
a tenu à rédiger pour Jacques le récit de ses années de formation. Il le tient
bientôt pour son « grand et fidèle bras droit » en Belgique ; il présente dans
Esprit (mars 1934), en modèle du genre, son exposé initial à la réunion fondatrice
du groupe Esprit de Bruxelles 29. Jacques sera désormais pour lui « un
frère un peu aîné […] aussi fortement noué sur ma vie privée que sur ma vie
publique 30 » – un frère qui a su dépasser les échecs qui ont marqué sa vie par
le don sans compter et la communion des personnes dans le partage des souffrances.
Cet enracinement spirituel donne à leur amitié une profondeur inégalée.
Pour Mounier, le silence forcé de Jacques paralysé par la maladie à partir de
1947 rejoint, dans une communauté d’amour à travers la souffrance, le silence
de Françoise, l’enfant infirme 31. Il accompagnera à Bruxelles le cercueil de son
ami en octobre 1949, six mois à peine avant sa propre mort.
Il faudrait parler ici de l’amitié entre Mounier et le père André Depierre
(parrain en 1947 de la troisième fille des Mounier, Martine, et destinataire
d’une des dernières lettres d’Emmanuel le 20 mars 1950), mais il est sans doute
trop tôt, un an après la disparition de ce témoin, le dernier peut-être, pour
décrire avec justesse ses relations avec Mounier 32.
Cette revue de quelques amitiés marquantes est strictement masculine, par
manque d’informations sur le vécu des amitiés féminines que Mounier a entretenues.
Il faudrait décrire le soutien donné par sa soeur aînée Madeleine, confidente
privilégiée de sa jeunesse, la fidélité à la revue de Jéromine Martinaggi,
compagne d’études à Grenoble, l’intimité intellectuelle et spirituelle de Claude-
Edmonde Magny. On retiendra que l’amitié chez Mounier, est un lien, spontané
ou plus réfléchi, de personne à personne, entre deux êtres qui se reconnaissent
apparentés ; elle se développe dans un climat d’échange loyal et de communion
spirituelle, jusqu’au partage de la détresse, sans complaisance, dans la perspective
d’une oeuvre à accomplir ensemble, et avec d’autres. Elle prélude à la
naissance de communautés.
28. Lettres de Mounier à Elsa Leclercq (« Poulette »), 17 mars et 16 mai 1933, dans Mounier
et sa génération.
29. « Chronique des Amis d’Esprit », Esprit, mars 1934, p. 1055-1057.
30. Lettre de Mounier à l’abbé de S…, 7 octobre 1949, dans Mounier et sa génération.
31. « Mes deux mystères humains les plus proches, ce sont Françoise et toi ‒ mystérieusement
parents du silence » (dernière lettre de Mounier à Lefrancq réduit au silence par la maladie,
9 août 1948, ibidem).
32. André Depierre, « Ce témoin persévérant de Dieu », Esprit, décembre 1950.
Des amitiés de Mounier aux Amis d’Emmanuel Mounier 141
Les Amis d’Esprit
Au moment même où il sépare sa revue de la Troisième Force d’Izard, en
juillet 1933, Mounier annonce la création d’un autre rassemblement 33. Il n’est
pas question d’un « mouvement » structuré dont la revue serait l’organe – perspective
définitivement écartée –, ce sera « une amitié » dont Esprit sera le foyer
car, écrit-il, « Esprit n’est pas un cercle de culture, mais un foyer d’amitié […]Esprit n’est pas une revue, Esprit est une communauté, […] il doit vivre des liens
de l’amitié personnelle ». Il propose donc aux sympathisants disposés à collaborer
activement à l’oeuvre de la revue de se grouper dans chaque ville autour du
correspondant qu’il a choisi, suscitant des « groupes d’Amis d’Esprit », qu’on
appellera familièrement « groupes Esprit ». Ils pourront s’informer, échanger,
étudier et définir ensemble dans un climat spirituel les réalisations à entreprendre
dans la cité. Ils se tiendront en contact avec la revue, soutiendront ses finances
toujours précaires et l’informeront de leur travail ; leurs comptes rendus nourriront
une rubrique régulière, la « Chronique des Amis d’Esprit ». Le secrétariat
de Touchard n’a qu’un rôle de coordination, pour information mutuelle
et encouragement, dont un Journal intérieur mensuel ronéotypé sera l’organe ;
Mounier le lance en novembre 1935, avec un exposé détaillé de la méthode de
travail proposée aux groupes. Ses tournées de conférences entretiennent le lien
personnel auquel il tient. Le pluralisme interne d’un groupe se manifeste dans
ses « réunions fermées », tandis que des « réunions ouvertes » assurent son
rayonnement et suscitent de nouveaux amis, attirés par les liens de personne à
personne qui sont essentiels, il le répète souvent. Prenant en 1935 l’initiative de
susciter la création de cellules d’action capables d’exercer une influence dans le
sens des positions d’Esprit au sein des partis, professions ou confessions, Mounier
les qualifie de « cellules d’amitié 34 ». Il est fidèle à son choix de n’être pas le chef
d’un mouvement constitué, mais l’animateur d’un rassemblement d’amis.
Après la guerre, il semble avoir renoncé à cette référence constante à l’amitié.
La volonté d’animer un mouvement lié à la revue réapparaît cependant, mais
sur un autre ton, plus proprement politique 35. La Chronique des Amis d’Esprit
ne réapparaît pas dans la revue. Lorsque sont lancés en 1946 les centres personnalistes,
réunions de personnes engagées différemment au nom des valeurs personnalistes
pour confronter leurs expériences et améliorer leur action, la déclaration
33. Voir les textes majeurs des débuts des Amis d’Esprit (1933-1935) dans le BAEM, n° 36,
octobre 1970.
34. « Création des “Cellules Esprit” », Esprit, décembre 1935.
35. Voir G. Boudic, « Esprit » (1944-1982), op. cit., chap. II.
142 Bernard Comte
initiale parle de pluralisme, d’exigences communes et de prises de conscience
individuelles, mais pas d’amitié 36. De tels centres sont créés sous la responsabilité
de Paul Fraisse, à Paris (avec constitution d’équipes de travail par secteurs
d’activité) et à Rennes, Lyon et Lille. Un an plus tard, dans un nouvel appel
lancé après les grèves et les affrontements violents de l’automne 1947, Mounier
et Fraisse donnent à leurs amis un objectif plus modeste : « prolonger l’action
de la revue par des contacts vivants et des liens personnels » en créant « des
centres, où se noueront des amitiés et se retremperont des engagements 37 » ;
un nouveau Journal intérieur est lancé alors, qui rendra compte de ces activités
locales. Mais la profonde faille qui sépare au sein de la rédaction de la revue
deux groupes aux orientations politiques opposées ne permet pas au langage de
l’amitié de retrouver les accents qu’il avait avant la guerre : Esprit traverse une
« période d’incertitude, de doute et de crise », selon Goulven Boudic, qui tient
cette crise pour « la plus grave que Mounier ait eu à affronter 38 ».
L’Association des Amis d’Emmanuel Mounier
1950
Au lendemain de la mort de Mounier, la décision est prise parmi ses
proches, à l’invitation de nombreux amis plus éloignés, et annoncée dans Esprit
le 1er mai : ils créent une association, dans le double but de faire connaître et
défendre son oeuvre et « dans l’immédiat, de constituer une dot à ses enfants pour
leur permettre d’être élevées comme l’aurait souhaité leur père » ; il faut donc
remédier à la situation difficile où se trouve leur mère, étant donné la précarité
financière dans laquelle a toujours vécu le ménage Mounier. Le bureau provisoire
présidé par Paul Fraisse associe des hommes des Murs Blancs (Fraisse et Marrou,
qui surmontent là leur opposition) et des éditions du Seuil (le PDG Flamand et
le comptable Dulong, deux amis personnels de Mounier, le second dès la création
d’Esprit) ; l’association a son siège au Seuil, rue Jacob, dans les bureaux d’Esprit
dont le personnel assurera l’administration 39. L’appel à cotiser sera renouvelé dans
Esprit ; une cotisation de base modeste (300 F par an, le prix de deux numéros
de la revue) attirera de nombreuses adhésions, tandis que les cotisations élevées
des donateurs et des bienfaiteurs, près de cent fois supérieures (à partir de
25 000 F par an) permettront de constituer un capital. Un comité d’honneur
36. « Les Centres personnalistes », Esprit, avril 1946.
37. « Centres personnalistes. Appel à nos amis », Esprit, décembre 1947.
38. G. Boudic, op. cit., p. 96.
39. « Association “Les Amis d’Emmanuel Mounier” », note en page finale d’Esprit, mai 1950.
Des amitiés de Mounier aux Amis d’Emmanuel Mounier 143
a été constitué, composé d’une cinquantaine de personnalités dont Raymond
Aron, Camus, Friedmann, Gurvitch, Maritain, Mauriac, Brice Parain, Vercors 40.
Première décennie
De premiers résultats sont rapidement obtenus. Dès 1952, Fraisse annonce
qu’on se rapproche de l’objectif financier fixé ; en décembre 1954, il constate
qu’il est atteint : l’avenir de la famille Mounier est assuré. Il propose alors à
l’Assemblée générale de l’association d’étudier l’emploi à faire des cotisations à
venir pour servir comme prévu la mémoire et l’oeuvre de Mounier 41. On étoffera
le Bulletin des Amis d’Emmanuel Mounier semestriel qui a commencé à publier
des inédits de Mounier (des conférences aux Davidées des années 1929-1932
aux chroniques culturelles hebdomadaires pour l’étranger faites à la radio après
1945, dont les transcriptions ont été remises à Paulette Mounier). Celle-ci, qui
entend n’être pas une assistée, mais une collaboratrice au service de l’association,
se charge de choisir les textes à publier, en opérant parfois des regroupements
autour d’un thème. Elle s’emploie par ailleurs à la publication d’écrits de
Mounier, en confectionnant d’abord le recueil Mounier et sa génération (Le Seuil,
1956) qui reste aujourd’hui la meilleure présentation, après le montage fait par
Béguin dès 1950 42, de l’homme Mounier en action et en relation avec ses amis.
Les 4 tomes des OEuvres 43 suivent de 1961 à 1963, munies d’index des noms
et des thèmes qui en facilitent l’accès. D’autre part, elle entretient, chez elle
d’abord, la « bibliothèque Mounier » qui ajoute aux livres et manuscrits de son
mari les publications récentes qu’elle achète ou reçoit concernant son oeuvre. Le
Bulletin annonce en 1956 qu’elle y reçoit volontiers les amis, puis en 1961 que
cette bibliothèque est ouverte aux chercheurs – peut-être déjà dans le pavillon
situé à l’entrée du domaine des Murs blancs (ancien logement d’un gardien) où
plusieurs pièces sont aménagées à l’étage pour loger les visiteurs.
Sur la proposition de P. Fraisse, on a décidé de financer des actions d’encouragement
aux travaux sur Mounier : on crée le prix Emmanuel Mounier
(300 000 F anciens) décerné tous les deux ou trois ans à l’auteur de la meilleure
étude sur Mounier ou le personnalisme et une Bourse internationale pour le
40. Esprit, juin 1950.
41. Les renseignements datés sont tirés du BAEM qui rend compte régulièrement des assemblées
générales annuelles de l’association.
42. A. Béguin, « Une vie », Esprit, décembre 1950.
43. OEuvres variées mais non « complètes », comportant la totalité des livres de Mounier, y
compris les recueils d’articles (publiés par lui ou en préparation) et les textes réunis par
P. Mounier dans Mounier et sa génération.
144 Bernard Comte
séjour aux Murs Blancs d’un chercheur ; on prévoit aussi une aide aux groupes
travaillant sur ces sujets 44.
Les années 1960 et 1970
Sur ces bases, l’association prospère, avec le double appui de la revue (son
directeur J.-M. Domenach est membre du bureau) et du Seuil dont le PDG Paul
Flamand, fidèle membre du conseil d’administration, relaie un temps Fraisse à
la présidence (1961). Depuis 1963, Paulette Mounier est membre de ce conseil,
dont son ami l’abbé Depierre est le second vice-président, aux côtés de Marrou.
La double activité de Paulette joue un rôle essentiel, d’abord à la « bibliothèque
personnaliste » (c’est son nouveau nom) ; celle-ci est installée sous sa gouverne
dans une pièce plus spacieuse, après que l’association soit devenue en 1969
propriétaire du pavillon, et on annonce que cette « bibliothèque d’étude » peut
recevoir plusieurs travailleurs simultanément. Quant au Bulletin dont Paulette a
officiellement la responsabilité, elle l’enrichit et en fait un véritable organe d’information
critique : des numéros thématiques rassemblent divers textes concernant
un épisode de la vie de Mounier (naissance d’Esprit, ou sous Vichy en 1940-
1941), ou une amitié (Maritain) ; des numéros anniversaires 45 donnent un choix
des articles de presse sur Mounier (en 1970) ou réunissent des témoignages (en
1975) ; des notes de lecture rédigées par elle ou par tel de ses amis présentent les
livres importants 46, et les autres acquisitions de la bibliothèque sont signalées ; un
calendrier énumère les manifestations passées ou futures, en France et à l’étranger.
Placée ainsi au centre d’un réseau international de communication personnaliste,
Paulette, gardant « la spontanéité, la vitalité et le dévouement affectueux » de sa
jeunesse, fait preuve « d’une rigueur exigeante et modeste, en se gardant de toute
tentation de monopole, de tout accaparement » ; elle est « l’âme du rassemblement
» des Amis, qui sont tous ses amis 47.
Le CA pour sa part organise à Châtenay des Journées d’étude qui mettront
en valeur l’actualité de la pensée de Mounier, avec des rapports suivis de
discussion devant un public fourni. On y étudie « Mounier et le renouveau
44. Renseignements tirés du Bulletin. Les archives de l’association, conservées par Paul Fraisse,
puis François Denoël et classées par Marie-Thérèse Boucher, attendent le chercheur qui en
tirera une présentation historique plus précise.
45. Voir la table du Bulletin (1952-2008) dans BAEM, 98, mars 2009.
46. Dont le Mounier de Jean Conilh dans la collection « Philosophes » des PUF en 1966, suivi
en 1972 de celui de Domenach (Seuil) et du Mounier ou le combat pour l’homme d’Étienne
Borne (Seghers, coll. « Philosophes de tous les temps »).
47. Termes de J.-M. Domenach, « Après la disparition de Paulette Mounier », BAEM, n° 76,
septembre 1991, p. 9.
Des amitiés de Mounier aux Amis d’Emmanuel Mounier 145
de l’Église » en mars 1966, « Mounier face à l’événement » en avril 1967,
« devant la violence » en mars 1968, et en mars 1969 « La crise de civilisation,
en 1930 et aujourd’hui ». La publication du livre de Michel Winock 48, qui a
vécu plusieurs années aux Murs Blancs, donne lieu à un long témoignage de P.
Fraisse sur les rapports de la revue avec le communisme 49. En 1977, l’étude de
Jacques le Goff sur « Esprit » face à la social-démocratie reçoit le prix Emmanuel
Mounier et des extraits en sont publiés par le Bulletin, préface à l’intégration
de l’auteur au CA en 1981. La même année 1977 intervient une rupture entre
l’association et la revue. J.-M. Domenach quitte la direction d’Esprit qu’il a
tenue vingt ans en bonne entente avec l’association (trésorier depuis 1963, il
en devient alors un des vice-présidents). Or Paul Thibaud qui lui succède, n’a
pas de tels liens et souhaite repartir sur des bases nouvelles : son projet n’est pas
de continuer le sillon tracé par Mounier en actualisant une pensée personnaliste
à laquelle on adhérerait, mais de vivre les exigences et les questions du moment
présent, radicalement différent de l’époque 1932, en travaillant pour une société
démocratique, sans se réclamer du personnalisme communautaire, doctrine
dont les faiblesses lui semblent aujourd’hui évidentes. Cette orientation amène
les actionnaires d’Esprit les plus engagés dans l’association des Amis, Paulette
Mounier, Fraisse, Lacroix et Marrou ainsi que Dulong et Goguel, à démissionner
du CA de la revue. Ce divorce imposé et ressenti avec amertume entraîne pour
l’association la fin de l’appui que lui donnait la revue : son administration et sa
comptabilité quittent alors les locaux d’Esprit rue Jacob pour rejoindre la bibliothèque
de Châtenay, où Fraisse assume désormais la gestion de l’association.
1980-2010 : relève et relance
L’équipe réunie autour de Paulette Mounier, Paul Fraisse et J.-M. Domenach
prend alors l’initiative de célébrer Mounier dans son actualité, en réunissant à
Dourdan en octobre 1982 un colloque qui rassemble plus de 150 participants
venus de régions et pays divers, des anciens compagnons de Mounier aux
jeunes qui le découvrent. En trois jours, vingt cinq interventions, témoignages
ou études critiques qu’un livre reproduira 50, sont suivies de débats et de libres
échanges dans une atmosphère chaleureuse. Une rencontre à Paris en 1985 sur
« Mounier, l’homme et l’oeuvre », où la parole est donnée à la génération qui
n’a pas connu Mounier mais s’est nourrie de sa pensée, ne connaît pas la même
48. Histoire politique de la revue « Esprit » (1930-1950), Le Seuil, 1975.
49. « Témoignage pour l’histoire », BAEM, n° 44-45, octobre 1945.
50. Le Personnalisme d’Emmanuel Mounier, op. cit.
146 Bernard Comte
affluence 51. Jean Gouin, très ancien ami, assiste alors Fraisse comme secrétaire
général de l’association, et Gérard Lurol reçoit le prix Mounier et entre au CA
en 1986, peu après François Denoël, le plus récent résident des Murs blancs.
L’activité de l’association est ensuite ralentie par le vieillissement de l’équipe
dirigeante, préface au décès de ses principaux membres : Lacroix disparaît en
1986, Paulette Mounier en 1991, puis Fraisse en 1996 et Domenach en 1998.
Domenach a installé à temps un relais, grâce à la restauration de relations amicales
avec la revue, dirigée depuis 1988 par Olivier Mongin. Plusieurs membres de
son équipe, proches de Ricoeur, se reconnaissent héritiers non seulement de la
revue de Mounier mais de sa pensée. Domenach présente l’un d’eux, Guy Coq,
pour la présidence de l’association, il est élu en 1997 avec le soutien des derniers
amis personnels de Mounier (Simone Fraisse, Jean Gouin, Paul Ricoeur, André
Mandouze et Henri Bartoli) et de membres de la génération suivante, dont
François Denoël, trésorier de l’association, Yves Le Gall venu du mouvement La
Vie nouvelle qui accepte le secrétariat général, Gérard Lurol et Jacques Le Goff,
ainsi que Bernard Comte et Daniel Lindenberg intégrés au CA en 1995.
La première décennie du nouveau siècle voit la disparition des derniers
anciens, mais aussi la relance de l’activité par l’équipe dirigée par Guy Coq :
réédition d’oeuvres de Mounier, renouveau du Bulletin et série de manifestations
réussies. Après le colloque international organisé à l’UNESCO les 5-6 octobre
2000 par l’association sur le thème « Emmanuel Mounier, l’actualité d’un grand
témoin » (650 participants), nous participons activement aux congrès internationaux
du centenaire de Mounier en 2005, à Rome, à Madrid, à Strasbourg et à
Paris au Forum 104 52. L’association retrouve ainsi une visibilité dans le paysage
culturel français et recrute de nouveaux membres, jeunes notamment, et le CA
intègre des membres actifs de plusieurs générations, dont Maria Villela-Petit,
Jean-François Petit et Ivan Cedron.
Nouvelle donne de 2010-2012
La présence de l’association à Châtenay apparaît doublement fragilisée :
disparition des derniers copropriétaires amis de Mounier, délabrement du pavillon
qui abrite la bibliothèque et incapacité à tenir celle-ci ouverte, faute de
personnel. La décision de vendre ces locaux est prise par l’équipe qui succède à
51. Exposés et témoignages publiés dans le Bulletin, nos 65 et 66, mars et octobre 1986.
52. Les actes de ces deux colloques français ont été publiés dans Jean-François Petit et Rémy
Valléjo (dir.), Agir avec Mounier. Une pensée pour l’Europe, Lyon, Chronique sociale, 2006
et Approches, revue du Centre Documentation et Recherche, 104 rue de Vaugirard, n° 125,
hiver 2005.
Des amitiés de Mounier aux Amis d’Emmanuel Mounier 147
Guy Coq en 2011 : le vice-président Jacques Le Goff devient président, assisté
d’Yves Roullière à la vice-présidence, avec Pierre-Baptiste Cordier trésorier,
Y. Le Gall restant secrétaire général. Vente et déménagement sont réalisés en
2011, la bibliothèque constituée par Paulette est déposée à l’Institut Catholique
de Paris comme fonds privé intégralement conservé (totalité des livres et des
périodiques anciens), la Faculté de Philosophie, où J.-F. Petit fait le lien avec
l’association, s’engageant à travailler à la valorisation de ce fonds ‒ à commencer
par un séminaire de doctorat en philosophie animé par Y. Roullière avec J.-F.
Petit, qui est inauguré en 2013 sur le thème « Mystique et politique ». Les
manuscrits de Mounier et autres documents précieux conservés par l’association
sont déposés provisoirement chez Patrick Bizot-Espiard, membre du CA.
Voilà l’histoire dont nous sommes les héritiers et les continuateurs dans
de toutes nouvelles conditions. Orphelins et déracinés d’un côté : nous n’avons
parmi nous guère d’anciens « amis » et collaborateurs de Mounier, hormis
la présence appréciée de Jacques-René Rabier, établi depuis longtemps à
Bruxelles, qui représente l’équipe de la revue de Mounier renouvelée en 1945 :
il a été recruté, jeune économiste élève de Perroux, comme rédacteur et membre
du comité directeur d’Esprit. Ayant définitivement quitté le lieu où l’association
est née et a travaillé pendant soixante ans, nous n’avons plus de foyer où nous
réunir et travailler ensemble. Et nous sommes géographiquement dispersés, plus
que nos prédécesseurs, comme l’est notre patrimoine documentaire, partagé
entre une bibliothèque parisienne, un centre d’archives normand (l’IMEC) et
notre réserve privée hébergée par l’un de nous.
Amis de Mounier, il nous reste notre adhésion commune aux valeurs qu’il
a voulu servir et à son style de relation avec autrui : accueil et écoute, dialogue
et appel, combat et pédagogie. Refus de l’élitisme, à l’exemple d’un Mounier
ou d’un Lacroix qui savaient exclure toute position de surplomb et traiter en
égal chacun de leurs interlocuteurs plus jeunes ou moins riches en diplômes, en
notoriété et en expérience. Vigilance face aux tendances à la fermeture sur soi
des groupes d’initiés trop complaisants à leur langage commun pour percevoir
qu’ils écartent les autres. Attitude de serviteurs des valeurs spirituelles, seule
manière d’en être des témoins authentiques. Lucidité courageuse dans l’analyse
critique de la crise de société et de civilisation. Amitié scellée par la collaboration
dans notre effort commun pour maintenir vivante et actuelle une pensée
et un exemple prophétiques.
L’HÉRITAGE DE MOUNIER
ET LE CONCILE VATICAN II
D’ESPRIT À PROSPETTIVA PERSONA
Giorgio Campanini
G. Campanini, sociologue et historien. Auteur de plusieurs articles dans le
Bulletin de l’AAEM, il a notammment publié Il pensiero politico di Luigi Sturzo
(Caltanisetta, 2001) et Incontro con Emmanuel Mounier (Eupress, 2005).
L’actuelle bibliographie, très ample, sur le Concile Vatican II met en
évidence le fait que l’annonce du Concile par Jean XXIII dans la basilique
Saint-Paul, au matin du 25 janvier 1959, représenta pour tous (fidèles comme
évêques) une vraie surprise, un événement auquel l’Église n’était absolument
pas préparée. En réalité, les recherches approfondies sur les signes précurseurs
du Concile ont mis en évidence que déjà au cours du xxe siècle et surtout après
la IIe Guerre Mondiale, les propositions de « réforme de l’Église » avaient été
nombreuses 1. Beaucoup d’entre elles avaient énoncé la thèse selon laquelle il
serait indispensable de reprendre les débats que Vatican I (1869-70) avait dû
interrompre à cause de l’entrée à Rome des troupes italiennes, scellant la fin de
l’État pontifical constitué depuis plus de mille ans.
Si l’annonce du Concile fut une surprise pour l’entourage du pape et la
Curie, il n’en fut pas de même pour les esprits les plus soucieux de l’avenir
du catholicisme 2. Depuis longtemps, ceux-ci exigeaient un renouvellement de
1. L’oeuvre la plus connue des années précédant immédiatement le Concile fut celle d’Yves
Congar, Vraie et fausse réforme de l’Église (1950) considérée alors avec suspicion. Même en
Italie, la question de la réforme avait été abordée par des personnalités importantes, bien que
relativement marginales, et en premier lieu par Primo Mazzolari (cf. G. Campanini, Un uomo
nella Chiesa : Dom Primo Mazzolari, Morcelliana, 2011).
2. Cf. John W. O’Malley, L’Événement Vatican II, Lessius, 2011.
L’héritage de Mounier et le Concile Vatican II… 149
l’Église, au vu du déclin de l’influence du catholicisme, qu’avaient entraîné
les trop nombreuses compromissions de certains catholiques avec les totalitarismes.
Il y avait donc nécessité d’un profond renouvellement de mentalité et de
méthode. Cette aspiration était assez répandue dans un pays comme la France
qui peut être considérée – surtout entre 1930 et 1960 – comme une véritable
« avant-garde » du catholicisme.
C’est dans ce contexte que s’inscrivent le renouveau de la culture catholique
et de la théologie – et qu’émerge avec une singulière clarté le rôle joué par
une personnalité comme Emmanuel Mounier dans la préparation du Concile.
Renouveau théologique dans la France du xxe siècle
Un peu partout en Europe dans les années 1930, face au défi des totalitarismes
et aux multiples phénomènes de sécularisation, on assiste à un réveil
significatif de la culture catholique. Ce qui caractérise la France, c’est l’influence
de ses intellectuels laïcs. Pour donner quelques exemples, Pierre Teilhard de
Chardin est impensable sans Henry Bergson, Henri de Lubac sans Maurice
Blondel, le néothomisme sans Jacques Maritain, l’historiographie théologique
sans Étienne Gilson, ou encore la naissance de la théologie de l’histoire, portée
par Jean Daniélou, sans Henri-Irénée Marrou. Il serait donc extrêmement difficile
d’établir exactement en quoi le renouveau de la théologie est dû aux théologiens
proprement dits ou à la contribution des intellectuels laïcs de grande
stature 3.
L’influence de Mounier est particulièrement perceptible, à partir des années
1940, sur la théologie de langue française, que le belge Gustave Thils a définie
comme « la théologie des réalités terrestres », ces réalités que sont la cité des
hommes, le travail, le mariage et la sexualité et qui seront abordés par le Concile
– avec des développements parfois complètement inédits –, surtout dans la
Constitution pastorale sur l’Église dans le monde contemporain Gaudium et
Spes (Joie et espérance). Et non moins importante est son influence (à l’instar
de celles de Jacques et Raïssa Maritain, Madeleine Delbrêl ou Jean Guitton) sur
l’histoire de la spiritualité chrétienne du xxe siècle. Des écrits de ces hommes et
3. Un seul exemple, d’ailleurs significatif : le terme ecclésial, à distinguer du terme « ecclésiastique
» qui prévalait jusqu’alors – en référence à l’« Église-Communauté » et non plus à
« l’Église-institution » –, aurait été introduit dans le langage courant, dès 1938, par Maritain,
et c’est sous son autorité qu’il entrera par la suite dans le langage ordinaire des théologiens (cf.
Y. Congar, Jalons pour une théologie du laïcat, cerf, 1953, p. 80).
150 Giorgio Campanini
de ces femmes ont largement inspiré les plus grands représentants du renouveau
spirituel du xxe siècle.
Quelles sont les raisons du rapport particulier qui s’est instauré dans la
France du xxe siècle entre les intellectuels et la théologie ? Il n’est pas facile de
répondre à cette interrogation, mais on peut repérer quelques possibilités de
lecture d’un phénomène sans équivalent en Europe, y compris en Italie ou en
Allemagne.
En premier lieu, la France a été le pays européen qui a connu à la fois
l’apogée et la crise du positivisme. C’est à partir de la prise de conscience que
le dépassement de cette crise ne pouvait s’opérer qu’en tenant compte des aspirations
de la modernité qu’un espace s’est ouvert pour une renaissance de la
culture catholique. Ainsi, renouveau théologique et renouveau culturel devaient
nécessairement aller de pair, la théologie traditionnelle se révélant inadéquate
à accueillir les mutations dans toute leur profondeur.
En second lieu, ce mouvement s’est caractérisé par une concentration
exceptionnelle d’intellectuels chrétiens dans un cadre relativement restreint,
parisien en l’occurrence. Des centres de recherche, des éditions, des revues ‒ qui
dans d’autres pays étaient fortement séparés entre eux comme en Allemagne
et en Italie – ont pu coexister et entretenir des contacts fréquents. Et il ne faut
pas sous-évaluer l’influence exercée par des intellectuels provenant d’autres
pays (et d’autres confessions religieuses), comme le russe Nicolas Berdiaev,
le suisse Denis de Rougemont, l’allemand Paul-Louis Landsberg, pour nous
limiter à quelques noms. C’est dans ce contexte, peut-être pour la première fois
dans l’histoire avec une telle évidence, que s’est formée – avec un relief particulier
dans le milieu culturel d’inspiration catholique – une véritable « classe
intellectuelle ».
Il ne faut pas non plus ignorer le rôle, nullement marginal, de la hiérarchie
ecclésiastique française, parisienne en particulier, en faveur des intellectuels
laïcs catholiques. Héritière, bien que de façon critique, des anciennes « libertés
gallicanes », l’Église de France a toujours revendiqué une certaine autonomie
par rapport à l’Église de Rome et a encouragé bon nombre d’intellectuels, en
les protégeant le cas échéant (comme dans les cas de Maritain et de Mounier)
contre le risque de censure ou de condamnation. Et même quand elle a dû
se conformer aux anathèmes de Rome, elle n’a elle-même jamais condamné
les « nouveaux théologiens », par exemple, à un injuste ostracisme. L’Église
française – et surtout les archevêques Feltin et Suhard, eux-mêmes bien loin
d’être insensibles aux nouveaux courants de la pensée catholique – a donc choisi
de faire confiance aux intellectuels catholiques par la voie du partage et du
L’héritage de Mounier et le Concile Vatican II… 151
dialogue. Le douloureux exil intérieur imposé à Yves Congar tout comme la dure
répression des « prêtres ouvriers » ont été dans la mesure du possible adoucies
et allégées. La relative liberté de recherche dont les intellectuels ont largement
bénéficié a été l’une des causes de cette grande floraison intellectuelle.
En dehors de ce contexte, des voix critiques comme celles de François Mauriac
et de Georges Bernanos auraient pu difficilement obtenir une telle audience.
La « présence » de Mounier au Concile
Malgré la mort prématurée de Mounier, son témoignage et son oeuvre ont
été présents indirectement à Vatican II. Certains évêques, et pas seulement français,
avaient été sensibles à son magistère et, surtout, des experts théologiens,
dont beaucoup oeuvraient dans le cercle de la revue Esprit, s’étaient inspirés de
ses idées, pour renouveler la communauté ecclésiale et réformer les structures
ecclésiastiques. Bon nombre durant le Concile ont repris à leur compte la devise
dont Mounier avait fait l’inspiration de sa vie : « Mon Évangile est l’Évangile
des pauvres. »
Cela ressort en toute clarté si l’on fait une comparaison entre quelques
thématiques chères à Mounier et les lignes sur lesquelles se sont tenus, à lire les
principaux documents, les Pères conciliaires :
– Le premier thème important est la réconciliation avec la modernité. Dans le
langage de Mounier, « refaire la Renaissance » ne signifiait en aucune manière –
comme le voulaient les nostalgiques du traditionalisme – « retourner au Moyen
Âge » et à la chrétienté antique, mais partir de la crise de l’humanisme pour
imprimer un nouveau cours à l’histoire, en s’appuyant sur le meilleur héritage
de la modernité, trop longtemps refusée ou regardée avec suspicion par l’Église
et par les catholiques, c’est-à-dire la science et la technique. La machine ne
devait plus être mise « en accusation » ni la science accusée de tous les maux
de la modernité. Car tout en dénonçant les excès du machinisme, il était tout
aussi important de reconnaître le potentiel de libération des conditionnements
trop pesants de la nature, inhérent aux conquêtes de la science moderne 4.
Dans cette même ligne la notion de travail fut fortement réévaluée, y
compris dans sa dimension manuelle, en anticipant significativement cette
« théologie du travail » qui, surtout grâce aux apports de Marie-Dominique
Chenu, assez proche du milieu d’Esprit, fit ses premiers pas dans les années
4. Ces thèmes ont été récemment développés par Franco Riva dans sa longue introduction à la
récente traduction italienne de La petite peur du xxe siècle (1949).
152 Giorgio Campanini
1950 5. Mounier, on le sait, évoquait le thème de la beauté du travail bien fait,
dans la même veine que Péguy dans L’argent, qui avait exalté l’humble travail
de sa mère, modeste rempailleuse de chaises…
En affirmant la nécessité de la réconciliation du christianisme avec la
« technique », expression typique de la modernité, Mounier n’avait certes pas
renié sa vision dramatique et par certains côtés « agonique » (dans la ligne des
grands points de référence de sa spiritualité, le Pascal des Pensées) de l’histoire
et du christianisme, en prenant ses distances avec ce facile optimisme technologique
qui, des années plus tard, sera l’objet de certains reproches dans Gaudium
et Spes. Mounier, qui n’excluait pas que l’histoire suivît sa propre direction, se
voulait, face à elle, porteur d’« un optimisme tragique ».
– Deuxième thème mouniériste, qui pénétra en profondeur l’événement
conciliaire : la fin irréversible de la chrétienté. C’est en particulier sur ce terrain
que s’est consommée la séparation entre traditionalistes (nostalgiques de la
« société chrétienne ») et progressistes fermement convaincus de l’impossibilité
de conserver des rapports entre Église et société civile qui ne correspondaient
plus à la sensibilité de l’homme moderne et ne faisaient pas partie, du
reste, de l’être profond de l’Église. En ce sens, la tradition authentique à laquelle
il fallait revenir n’était pas celle de l’Église médiévale mais celle de l’Église
primitive. La thèse mouniériste de la fin irréversible de la chrétienté, de « feu
la chrétienté » a finalement trouvé sa consécration dans Gaudium et Spes.
Malgré la grande résonance qu’avaient eue durant la guerre les messages
de Pie XII et les enthousiasmes suscités par l’émergence des partis démocrates
chrétiens et d’un européanisme de claire inspiration chrétienne, quelques-uns
continuaient à théoriser un possible « retour » à des associations placées spirituellement
sous la houlette de l’Église ; d’où le rêve, repris par quelques pères
conciliaires, d’une « nouvelle société » (ou « citoyenneté ») chrétienne. Mais
la majeure partie des pères qui n’avaient pas oublié les leçons de Mounier et
de Maritain, qui dans Humanisme intégral avait parlé d’une possible « chrétienté
séculaire » (et donc non « sacrale ») ‒ s’orientèrent au contraire vers
une nette distinction entre Église et société, dans la reconnaissance réciproque
d’une légitime autonomie de ses domaines respectifs. La réelle universalité de
Vatican II – premier concile vraiment oecuménique dans l’histoire de l’Église –
démontrait en particulier l’obsolescence d’un système conceptuel qui visait
exclusivement l’Occident chrétien et qui devenait impossible à proposer à une
5. Cf. M.-D. Chenu, Pour une théologie du travail (Le Seuil, 1953), dont quelques travaux préparatoires
avaient été publiées dans Esprit.
L’héritage de Mounier et le Concile Vatican II… 153
échelle mondiale. La désoccidentalisation de l’Église apparaissait indispensable.
Aucune société ni aucune culture ne sauraient désormais s’identifier au
christianisme. Seule une « cité de l’homme à mesure d’homme » (Giuseppe
Lazzati), formule proche de la « révolution personnaliste et communautaire »
de Mounier, est capable d’admettre en son sein des valeurs évangéliques, dans
la mesure où elle seule peut intégrer le drame universel du péché 6. Ce qui n’est
pas le cas d’une hypothétique « Cité de Dieu » sur terre.
– Troisième influence indirecte exercée par Mounier sur le Concile : l’Église
des pauvres. Dans le cadre français, avec l’expérience controversée des « prêtres
ouvriers », la pauvreté avait été au centre de la réflexion menée par Esprit sur
l’Église, elle avait représenté le fondement culturel du mouvement Économie et
humanisme du P. Louis-Joseph Lebret, lui-même proche d’Esprit et futur inspirateur
de Populorum Progressio de Paul VI (1967). La vie même de Mounier
est allée dans ce sens – de sa décision de se lancer dans l’aventure d’Esprit,
en renonçant à l’enseignement universitaire, à la création de la petite communauté
des Murs Blancs à Châtenay-Malabry 7. Nul mieux que Mounier n’aura
donc fait sien ce mouvement réformateur faisant d’une pauvreté retrouvée de
l’Église l’aboutissement du chemin de la « nouvelle évangélisation ». Les pages
de jeunesse de Révolution personnaliste et communautaire se situaient déjà dans
cette ligne : la « rupture entre l’ordre chrétien et le désordre établi » est, dès le
début, structurellement anti-bourgeoise 8.
En somme, la grande intuition de Mounier – reprise et développée ensuite
par Vatican II – a consisté à retisser le fil rompu du rapport entre christianisme
et civilisation après la « grande crise » représentée par la modernité ; mais
non par un simple retour au passé, comme l’auraient voulu les traditionalistes,
bien représentés en France 9, mais par la construction d’une nouvelle société,
6. Cf. Pietro Scoppola, La nuova cristianità perduta (Studium, 1985) et notre Testimoni nel mondo.
Per una spiritualità della politica (Studium, 2010).
7. Cf. le fascicule monographique Les Murs Blancs (n° 101-102, janvier 2012) du Bulletin des
amis d’Emmanuel Mounier.
8. Le caractère central du thème de la pauvreté émerge de la biographie de Mounier par Nunzio
Bombaci, Una vita, una testimonia : Emmanuel Mounier (A. Siciliano Editore, 1999), des études
menées sur sa pensée et en particulier, du vaste ouvrage collectif sur Emmanuel Mounier,
Persona e umanesimo relazionale (dir. M. Toso, Z. Formella et A. Danese, 2 vol., LAS, 2005)
des Actes du congrès pour le centenaire de la naissance : Emmanuel Mounier. L’actualité d’un
grand témoin, G. Coq (dir.), Parole et silence, 2 vol., 2003-2006.
9. Cf. la figure de Charles Maurras (avec qui Mounier polémiqua souvent) qui bénéficia d’un vaste
consensus dans les milieux conservateurs catholiques (cf. Philippe Chenaux, Une génération
intellectuelle catholique, Cerf, 1999).
154 Giorgio Campanini
personnaliste et communautaire, à l’intérieur de laquelle devront se situer, non
les tenants de l’institution-Église, mais les chrétiens capables d’expliciter dans
toutes ses potentialités le message évangélique comme force d’humanisation,
avec pour devise la primauté de la personne.
Il s’agissait donc de sortir de la modernité, non pas en vue d’un retour
au passé mais en construisant un nouveau modèle de société qui garantisse la
persistance des acquisitions positives de la modernité, épurées des incrustations
idéologiques qui s’y étaient déposées. Aucune indulgence pour un laïcisme
fruste, mais l’appropriation franche et sincère d’une authentique laïcité chrétienne
contre tout retour possible à un improbable « État catholique ». Ainsi
s’exprime – à travers une forte valorisation de la « communauté » par rapport à
la « société » et à l’« État » ‒, la culture personnaliste et l’« utopie communautaire
10 » que le Concile a faites siennes, en quelque sorte, au moment d’abandonner
la vision juridique médiévale de l’Église comme societas perfecta pour
retourner à la vision primitive de l’ecclesia, et donc de l’Église-communauté.
Prospettiva Persona
Si Esprit a bien été une revue « préconciliaire », Prospettiva Persona, après
vingt ans d’existence, c’est-à-dire un temps à peine plus long que celui de la
direction d’Esprit par Mounier (1932-1950), est bien une revue postconciliaire.
Dans les deux revues, un même fil conducteur : la confrontation avec son propre
temps ‒ avec la modernité pour Esprit et avec la post-modernité pour Prospettiva
Persona. L’objectif déclaré – plutôt ambitieux pour des jeunes de moins de
trente ans – d’Esprit était de « refaire la Renaissance », et donc de « refaire la
modernité ». L’objectif non déclaré – bien qu’implicite – de Prospettiva Persona
serait quant à lui de « repenser la post-modernité », en discernant ses aspects
négatifs de ses aspects positifs, et en acceptant ses résultats tout comme en les
contestant. De façon analogue à ce qu’il y a quatre-vingts ans s’était proposé la
revue Esprit, Prospettiva Persona se propose, dès son titre, la reconstruction de
la personne après un long processus de déconstruction de celle-ci ‒ des premières
intuitions de la psychanalyse aux découvertes des neurosciences, sur fond d’un
processus de dépersonnalisation qui semble avoir trouvé un terrain privilégié
dans des moyens de communication de masse toujours plus envahissants
et anonymes (sous couvert d’une relation « face à face » qui est en réalité
10. Cf. Attilio Danese, Unità e Plurarità. Mounier e il ritorno alla persona, Città Nuova, 1984,
p. 195.
L’héritage de Mounier et le Concile Vatican II… 155
médiatisée, et donc, inévitablement, manipulée). Pour parodier François Villon,
on pourrait se demander : « Mais où sont les visages d’antan ? » Il y a encore de
la place pour la personne dans la « société des choses », devenue la « société
de l’image ». Ces « choses » ne portent-elles vraiment plus l’empreinte de
l’homo faber et ces « images » ne reflètent-elles plus ce qui est authentiquement
humain ?
Le petit pari de Prospettiva Persona est que, malgré tout, dans la société
contemporaine, il y a encore place pour l’homme ; mais cette place doit être
libérée des occupants abusifs qui l’ont investie. Il est donc nécessaire d’arracher
les masques qui, depuis trop longtemps dans la post-modernité, ont caché le
visage de la personne. « Bas les masques », invoquait récemment Italo Mancini
dans le sillage d’une vieille tradition personnaliste et humaniste 11. Faire redécouvrir
les visages : est-il programme plus ambitieux pour Prospettiva Persona
en ce début de xxie siècle ?
(Traduit de l’italien)
11. « Quand son visage s’est retranché dans la prétention totalisante de son “identité” (c’est celui
de l’individualisme autoréférentiel) […], que reste-t-il sinon se soustraire, s’opposer, devenir
ennemi ? » (I. Mancini, Bas les masques, Marietti, 1989, p. 54).
IN MEMORIAM XAVIER MABILLE
Mateo Alaluf
Xavier Mabille est mort à Bruxelles le 24 décembre 2012 à l’âge de 79 ans. Il
avait été identifié, autant qu’il s’identifiait lui même au CRISP (Centre de
recherche et d’information socio-politique) qu’il avait incarné tout au long de
sa vie d’adulte en tant que collaborateur d’abord, rédacteur en chef du Courrier
hebdomadaire et directeur des publications. Il succédera ensuite à Jules Gérard-
Libois comme Président, directeur général. Sa retraite en 1999 n’avait pas mis
fin à sa présence au CRISP. Juste avant que la maladie n’entraîne sa longue
hospitalisation, il avait mené à bien la rédaction de sa Nouvelle histoire politique
de la Belgique. Son histoire personnelle comme celle du CRISP sont intimement
liées à la revue Esprit et aux groupes du même nom qui s’étaient constitués en
Belgique dans les années 1950.
Les groupes « Esprit »
« Érudit autodidacte, vrai historien dans l’âme », Xavier Mabille a été
salué à son décès par des commentaires élogieux, mettant en évidence sa grande
culture, l’impartialité, la pertinence et la finesse de ses analyses politiques. Si les
éloges, unanimes en Belgique, sont incontestablement justifiés, ils ne révèlent
cependant qu’une image lisse qui ne suffit pas à en rendre compte et encore
moins à comprendre l’aventure humaine à laquelle X. Mabille a pris part et dont
le CRISP a été l’un des fruits. Les groupes constitués autour de la revue Esprit
à Bruxelles, Liège, Charleroi et Louvain dans les années 1950, ont formé une
génération d’intellectuels, à laquelle il appartenait et qui a marqué en profondeur
la vie de l’après-guerre en Belgique.
Jules Gérard-Libois, à l’origine d’une édition belge de Témoignage chrétien,
avait fondé le groupe Esprit de Bruxelles en 1952. Le cycle des réunions qu’il
In memoriam Xavier Mabille 157
a animé sur « l’étude des pouvoirs réels en Belgique » a rassemblé de jeunes
intellectuels engagés entre personnalisme et marxisme. Les groupes Esprit,
rassemblaient nombre de militants anticolonialistes et beaucoup découvraient
la lutte pour l’indépendance algérienne par leur participation à ces groupes.
Jeune employé de banque à peine âgé de 18 ans, séduit par Emmanuel
Mounier qu’il avait découvert lors de son décès en 1950, Xavier Mabille avait
rejoint le groupe Esprit, qu’il définissait comme un « lieu de débat progressiste
qui échappait à toute orthodoxie ». Il y rencontre des hommes de peu ses
aînés mais encore jeunes et qui sont tous des inconnus à l’époque mais deviendront
des personnalités marquantes par la suite. Le CRISP fondé en 1958 sous
l’impulsion de Jules Gérard-Libois est issu de ce groupe et constitue la structure
permanente pour l’étude des « pouvoirs réels ». Après Jean Van Lierde
(militant pacifiste et objecteur de conscience) qui en fut le premier permanent,
Xavier Mabille sera engagé au CRISP à plein-temps en 1960. À cette époque,
particulièrement à travers Jean Van Lierde, très proche de Patrice Lumumba, le
CRISP était engagé sur la question congolaise.
Ces circonstances feront aussi de Xavier Mabille un « porteur de valises ».
Nombre de responsables du FLN algérien, traqués par la police française, traverseront
ainsi les frontières avec des papiers d’identité au nom de Xavier Mabille.
Il sera par ailleurs à la même époque, sous le pseudonyme de F. Marlier, un
collaborateur régulier du journal La Gauche qui regroupait autour du théoricien
marxiste Ernest Mandel la gauche du Parti socialiste.
Le CRISP
Depuis plus d’un demi-siècle, le CRISP a été la référence principale en
matière de science politique en Belgique. La qualité et le sérieux de ses travaux
lui auront valu une reconnaissance institutionnelle, malgré la fragilité et les
difficultés financières inhérentes à un centre de recherche hors université et
hors clivages. Xavier Mabille, présent sur les plateaux de télévision, à la radio
tout comme dans la presse écrite, était reconnu comme un commentateur avisé
de l’actualité et incarnait en quelque sorte le CRISP.
Depuis sa création en 1958, le CRISP s’est inscrit dans le paysage politique
par ses analyses factuelles qui ont accompagné la vie politique au rythme des
Courriers hebdomadaires, des Dossiers et de plusieurs ouvrages marquants. Dès
ses origines, il s’est distingué et a renouvelé la science politique, à l’époque
auxiliaire du droit public et marquée par l’académisme d’un monde universitaire
philosophiquement cloisonné (université Catholique de Louvain UCL et
158 Mateo Alaluf
université Libre de Bruxelles ULB). Le refus de se cantonner à l’étude formelle
des institutions en fonction de schémas théoriques supposait des recherches
empiriques sur leur fonctionnement effectif, leurs acteurs, leur capacité de peser
sur les décisions pour décrire ainsi leur fonctionnement concret.
L’étude des « pouvoirs réels en Belgique » qui avait structuré les réunions
du groupe Esprit et les travaux du CRISP, supposait de ne pas se limiter aux
seuls organes de l’état et groupes institués, mais il fallait aussi considérer les
groupes de pression à même de peser par leur mode d’intervention plus discret
sur la décision politique. Les travaux du CRISP étaient en résonnance avec
les deux grandes organisations syndicales : la Fédération générale du travail de
Belgique FGTB et la Confédération des syndicats chrétiens CSC.
La génération Esprit
Si une génération se reconnaît par les événements qui la définissent, comme
la génération de la guerre ou celle de mai 68 par exemple, on peut dire que les
groupes Esprit ont délimité une génération d’intellectuels engagés dans laquelle
se reconnaissait Xavier Mabille.
Son goût pour la politique, sa ténacité pour décrypter la société proviennent
d’une ambition inscrite dans son engagement politique. Auteur de nombreux
Courriers hebdomadaires – la publication emblématique du CRISP – et d’articles
de revue, il est l’auteur d’ouvrages marquants publiés aux éditions du CRISP :
Histoire politique de la Belgique. Facteurs et acteurs du changement (1986), La
Belgique depuis la Seconde guerre mondiale (2003) et Nouvelle histoire politique
de la Belgique (2012).
L’engagement de la génération Esprit éclaire la trajectoire singulière de
Xavier Mabille. La question des « pouvoirs réels » pour la compréhension des
mécanismes de décision par le jeu des acteurs et des groupes de pression restera
la matrice qui donna sens à son travail au CRISP. Sa Nouvelle histoire politique
de la Belgique qu’il a pu boucler peu avant son décès, reste une oeuvre à part,
dans un paysage académique souvent terne. X. Mabille mobilise le modèle des
clivages et des groupes de pression pour porter un regard différent sur l’histoire
de Belgique.
Toute histoire individuelle est aussi une histoire collective. L’effervescence
intellectuelle qui entoura le groupe Esprit à Bruxelles aura été déterminante dans
la formation de la personnalité et des engagements de Xavier Mabille. C’était
un homme curieux, sceptique, lucide et avant tout libre.
Alfred Grosser
La joie et la mort.
Bilan d’une vie
Presses de la Renaissance,
2011, 240 p., 21,50 euros
Je crois être, nous dit Alfred
Grosser, un « homme de parole ».
Ce livre de souvenirs en témoigne
surabondamment.
D’abord, par la fidélité à des
convictions solidement ancrées dans
une éthique qu’il explicitera dans l’ouvrage
auquel il tient le plus : Au nom
de quoi ? Fondements d’une morale politique
(Seuil, 1969). Le sous-titre de ce
nouveau livre révèle le constant souci
qui l’anime d’inscrire son action dans
la cité tout en la pensant et en s’efforçant
d’en rendre raison, la question
n’étant pas seulement de justifier ses
choix par invocation de valeurs mais
de pouvoir aussi rendre compte de ses
contradictions dans la mise en oeuvre
de « certitudes difficiles » comme
disait Mounier. Le critère d’authenticité
n’est pas la pureté mais la cohérence.
Et sous ce rapport le parcours
de Grosser impressionne. Historien
et politiste, il n’a cessé de contribuer
à l’intelligibilité de la vie collective
dans la perspective systématiquement
comparative à laquelle l’inclinait
tout naturellement son appartenance
aux cultures française et allemande,
d’adoption et d’origine.
Et c’est cette double nationalité
culturelle qui le prédisposera à jouer
avec Rovan, Roure, Mounier… un rôle
de médiateur dans le rapprochement,
après-guerre, entre les deux belligérants.
C’est elle aussi qui le conduira
à toujours refuser les identités closes
des groupes et coteries unicolores.
Il partage avec Arendt et Mounier la
conviction que la vérité du politique, et
toute vérité d’ailleurs, se situent dans
l’entre-deux, dans l’intervalle où la
confrontation des opinions suscite de
nouveaux horizons de pensée et d’action.
Voilà pourquoi l’Europe lui apparaîtra
très tôt comme une agora idéale,
un espace de débat élargi au plus loin.
Médiateur, il ne le sera pas moins
entre le monde des athées dont il relève
et l’univers religieux qu’il fréquente
avec tant de constance et de sympathie
qu’on finira un jour par l’affubler du
titre de « Père » ce qui déclenchera
chez lui une cascade de rires. Mais
s’il est homme de parole, c’est aussi
dans un sens fonctionnel. Il parle, il a
beaucoup parlé dans sa vie déjà longue
et ne se cache pas du plaisir qu’il prend
toujours à donner des conférences sous
toutes les latitudes et longitudes…
LIVRES
160 Cahiers Mounier n°1
Conférencier à titre professionnel
comme enseignant très estimé à
Sciences Po Paris où il est très proche
de René Rémond, sa pédagogie ne perd
jamais de vue la dimension morale des
problèmes, qu’ils soient nationaux ou
internationaux. De Mounier il a aussi
retenu que « si le politique n’est pas
tout, il est en tout », et la morale non
moins avec la tâche de l’articuler au
mieux au champ politique qui trop
souvent la néglige.
Conférences aussi sur invitation
d’États, académies diverses,
universités, associations aux quatre
coins du monde et spécialement en
Allemagne où il est, dit-il, plus connu
qu’en France, ce qui n’est pas peu
dire ! « J’ai l’impression d’être l’un
des grands-pères ou du moins l’un des
grands-oncles de cette République. »
Et toujours chez lui cette « joie intérieure
» à quoi on reconnaît les vrais
enseignants, celle de l’intelligence et
du partage.
« En quoi ai-je été utile ? » s’interroge-
t-il au couchant d’une riche
existence. « Vous avez, est-on tenté
de lui répondre, maintenu l’intelligence
de votre temps et plus largement
l’esprit au sens du spirituel, en
éveil, en attention, en effervescence et
en donnant à vos étudiants, vos auditeurs,
vos lecteurs de “s’élever en tant
qu’êtres humains”. À votre manière
vous êtes un “Sisyphe heureux”. »
Jacques Le Goff
Mohamed Aziz Lahbadi
Der Mensch : Zeuge Gottes.
Entwurf einer islamischen
Anthropologie
Éd. et trad. M. Kneer, Herder,
coll. « Fondation Georges Anawati »,
2011, 220 p., 20 euros
Qu’on nous pardonne de
mentionner ici la parution d’un
livre qui présente des textes français
traduits en allemand. D’un côté, nous
voulons signaler la bonne nouvelle
qu’en Allemagne où le personnalisme
ne s’est jamais vraiment enraciné et où
il est presque totalement oublié, un
livre « personnaliste » est paru. De
l’autre, il nous semble que Mohamed
Aziz Lahbabi (1923-1993) est un
auteur qu’on devrait relire – et même
rééditer en français –, surtout de nos
jours.
Pour ceux qui s’intéressent au
personnalisme, le philosophe marocain,
fortement inspiré par Mounier,
n’est pourtant pas un inconnu. En
1955, le lecteur du Bulletin des Amis
d’Emmanuel Mounier pouvait lire
une note critique sur sa thèse principale
- la première thèse de doctorat
en philosophie d’un Marocain à
la Sorbonne - De l’être à la personne
dirigée par Mikel Dufrenne (n° 6) ;
en 1962 Lahbabi écrit dans Esprit
une « Esquisse d’un personnalisme
musulman » (n° 30) ; en 2010,
Markus Kneer propose une vue de
Livres 161
sa philosophie personnaliste dans le
Bulletin (n° 99, p. 48-57).
Sous un titre et un sous-titre qui
montrent d’emblée le « programme »
de Lahbabi à l’égard de l’Islam :
L’homme : témoin de Dieu : Essai
d’une anthropologie islamique,
Markus Kneer, chargé de mission
pour le dialogue chrétien-musulman
dans l’archevêché de Paderborn,
a réuni quatre textes. Le premier,
Autobiographie intellectuelle de 1979,
et l’introduction retracent les origines
biographiques et philosophiques de la
philosophie personnaliste de Lahbabi.
Le deuxième, le texte central, reproduit
Le personnalisme musulman, livre
le plus connu de Lahbabi paru pour
la première fois en 1964 aux PUF
dans la collection « Initiation philosophique
» dirigée par Jean Lacroix.
Partant de son « personnalisme
réaliste » élaboré dans De l’être à la
personne, Lahbabi entreprend dans
cette oeuvre un réexamen des sources
originelles de l’Islam, Coran et Sunna,
et arrive à la conclusion suivante :
« De fait, si l’essentiel du personnalisme
réside dans le sens aigu qu’a
l’être humain de sa dignité et de celle
de ses semblables ; et si la dignité
consiste en une prise de conscience,
par chacun de nous, d’être une valeuren-
soi ayant son propre univers où il
a une aventure à jouer, celle d’une
“libération” dans le respect d’autrui ;
et si enfin les libertés impliquent notre
responsabilité, la solidarité et l’égalité
avec toutes les personnes : l’Islam
authentique n’est, et ne saurait être,
que personnaliste. » Selon Lahbabi,
c’est par le message même du Coran
que dans la société arabe l’idée de la
personne fut introduite et que s’est
produite une « mutation complète
de la mentalité arabe ». La shahada,
le credo islamique (« Il n’y a de divinité
si ce n’est Dieu »), met l’homme
devant la décision de témoigner de
Dieu, et c’est ainsi que l’homme
prend conscience de soi comme être
libre et responsable devant Dieu et
la communauté de tous les hommes,
ancré dans l’univers et l’histoire et
appelé à réaliser soi-même comme
unité harmonieuse de corps et esprit
et l’humanité comme communauté
de charité et de solidarité. Lahbabi
répond d’avance aux objections
contre une telle lecture des sources
de l’Islam ; par exemple, au sujet de
l’athéisme, du statut de la personne
face à la toute-puissance de Dieu, ou
de la situation de la femme.
Pour finir, il évoque la situation
du monde islamique aujourd’hui et la
question de son avenir. Lahbabi voit la
cause principale du déclin du monde
musulman depuis le xiiie siècle, qu’il
considère comme une « dépersonnalisation
», dans le fait que l’Islam
a abandonné le principe de l’ijtihad,
de la recherche personnelle du savoir
et de la vérité, en faveur du taqlid, la
fidélité servile aux textes, « c’est-àdire
la non-pensée, le refus de tout
162 Cahiers Mounier n°1
effort d’interprétation personnelle,
de toute adaptation actualisante ».
Par conséquent, Lahbabi voit dans un
retour à l’ijtihad la possibilité pour le
monde musulman de se renouveler.
Ignorant le péché originel, l’Islam
a tout pour y parvenir, car c’est une
« religion d’espoir » avec une vue
positive et optimiste de l’homme
et de l’Univers, dans la mesure où
« l’Islam primitif a tracé les “lignes
de force” d’un mouvement continu,
progressif ».
Deux articles complètent l’interprétation
que Lahbabi nous présente
de l’Islam. Dans « Qu’est-ce que
la révélation ? » (1981), il défend
la révélation comme une réalité
humaine entre autres et fait voir/
montre sa signification pour la vie
humaine. « Un humanisme méditerranéen
: l’Islam » (1987) caractérise
l’Islam comme une religion qui est
centrée sur le plein épanouissement
de l’homme, de tous les hommes, à
savoir comme un « humanisme – né
en Méditerranée – visant à l’universel
», et en même temps comme un
humanisme qui échappe aux égarements
prométhéens, narcissiques,
égoïstes, car la transcendance en est
constitutive, c’est-à-dire comme un
« humanisme avec Dieu ».
Le hasard a voulu que ce livre
sorte au printemps 2011, quand au
nord de l’Afrique un soulèvement
d’une ampleur inconnue a saisi tous
les pays musulmans, du Maghreb au
Proche-Orient, un changement qui
a mis les observateurs occidentaux
chrétiens face à la faiblesse de leurs
opinions préconçues et face leur ignorance
de l’Islam, des conflits dans les
pays européens entre les deux cultures
et des deux religions. En même
temps, ce livre montre bien les difficultés
des pays musulmans à trouver
de nouvelles structures de vie individuelle
et sociale. La vision d’une
anthropologie que Lahbabi, dans la
lignée de Muhammad Iqbal, puise à
partir des sources de l’Islam intéresse
donc autant les musulmans que les
Occidentaux.
Il y a plus. En montrant, dans
la ligne de Mounier, qu’il n’y a pas
un mais des personnalismes dont les
démarches diverses sont à respecter, le
concept de la personne – une « innovation
dans la philosophie de la religion
» – fournit une base commune
pour le dialogue mutuel entre les
cultures et les religions du monde
occidentalo-chrétien et du monde
musulman. Ajoutons que Lahbabi
a conséquemment élargi sa conception
philosophique vers une libération
de tout le tiers-monde et vers un
« demainisme », une philosophie de
l’avenir. Du Maroc, on entend des voix
dire que Lahbabi, s’il avait été vivant,
aurait été en première ligne dans les
conflits actuels.
Sibylle Schulz
Livres 163
François Lefeuvre (dir.)
Guy-Marie Riobé, Helder Camara.
Ruptures et fidélité,
hier et aujourd’hui
Karthala, coll. « Signes des temps », 2011,
276 p., 20 euros
À travers les témoignages de Jean-
Marie Muller, Jean-François Six, José
de Broucker, Joseph Comblin…, à
travers également des textes choisis,
reprennent ici de la couleur les belles
figures de Guy-Marie Riobé et Helder
Camara si proches à tant d’égards.
Tant de choses scellaient leur
amitié : la foi dans le potentiel libérateur
de l’Évangile, un commun souci
de le manifester dans l’épaisseur de la
réalité via des engagements souvent
très courageux, la liberté de ton
de ceux qui ont une idée claire des
exigences de la justice et de la vérité.
Ce qui conduira G.-M. Riobé à cette
protestation de 1968 qui dit bien le ton
général de son engagement : « Nous ne
pouvons pas laisser Paul VI demander
aux pauvres d’Amérique Latine de
renoncer à la violence pour leur légitime
défense et la conquête de leurs
droits, sans dénoncer le jeu si souvent
aveugle des puissances d’argent et
toutes les formes de violence que
tant d’hommes, tout auprès de nous,
subissent de façon permanente. »
Et si l’un comme l’autre ont si
puissamment su retenir l’attention de
leur temps, ce n’est pas seulement du
fait de leurs convictions fortes mais
parce qu’ils n’ont jamais cessé d’être
concernés par une époque fertile en
mutations d’ampleur historique. Ils
furent, comme aimait à le dire Mgr
Riobé, « fils de l’événement » effectivement
tenu pour « maître intérieur »
(Mounier).
On comprend que François
Lefeuvre, président de La Vie Nouvelle
et de l’Association des amis de Riobé,
ait souhaité faire redécouvrir ces deux
figures de proue de l’engagement
chrétien.
J. L. G
Roger Rubuguzo Mpongo
Repenser les relations Afrique-Europe
avec Marc Sangnier
et Emmanuel Mounier
Au-delà des polémiques coloniales.
Préf. G. Avanzini. Av.-pr. A. Sangnier.
L’Harmattan Grands Lacs, 2012, 276 p.,
27,50 euros (e-book : 20,63 euros)
Dans le prolongement direct du
dossier Afrique de ce numéro, ce livre
resitue très précisément les manières
respectives de Sangnier et Mounier
de penser la relation Afrique-Europe.
Beaucoup de convergences de vues
entre eux : une vraie sympathie pour
les peuples africains, pour leur culture
communautaire, fondée sur un travail
d’enquête mené sur le terrain ; la
conviction d’un avenir promis sur
fond de synthèse entre tradition et
modernité ; un doute profond quant
à la légitimité de l’oeuvre coloniale ;
164 Cahiers Mounier n°1
avec cependant, chez Mounier, plus
de mises en garde contre le risque de
séduction par l’Europe.
Un dialogue dont l’auteur
souligne l’extrême richesse pour les
deux parties : « Penser l’Afrique avec
Sangnier et Mounier révèle ce que
l’autre nous apporte en humanité
quand il ose la rencontre et propose
une nouvelle parole. La saisir avec
générosité serait pour notre monde
d’aujourd’hui une chance véritable. »
Et à ses yeux, le personnalisme reste
« une pédagogie en situation pour
l’Afrique » et la tradition communautaire
africaine, une source d’inspiration
pour l’Occident.
J. L. G
Joseph Yacoub
L’Humanisme réinventé
Préf. F. Follo. Cerf, coll. « L’histoire à vif »,
2012, 224 p., 22 euros.
Spécialiste reconnu de la question
des droits de l’homme, Joseph
Yacoub revient dans cet ouvrage sur
la contribution de l’UNESCO à leur
pensée nouvelle au lendemain de la
Seconde guerre. On ressent à l’époque
non seulement l’urgence de réaffirmer
leur centralité comme facteur de paix
mais d’en donner une nouvelle formulation
adaptée aux attentes et exigences
de l’heure. À cette fin, sont lancées un
certain nombre d’enquêtes, d’études,
de déclarations « sur les fondements
philosophiques des droits de l’homme,
sur les cultures, les rapports entre les
civilisations, la démocratie, les relations
philosophiques et culturelles
entre l’Orient et l’Occident », travaux
qui s’échelonnent de 1947 à 1952.
Trois parties dans cet ouvrage.
La première reprend l’enquête menée
par l’UNESCO en 1947, au moment
où s’engage le processus d’élaboration
de la Déclaration universelle de 1948,
et couronnée par le texte de référence
Pour une nouvelle Déclaration
des droits de l’homme. Parmi les
nombreux participants à ce travail
préalable (Gandhi, Maritain, Huxley,
Laski…) on relève la contribution de
Mounier qui reprend l’essentiel de
son projet de Déclaration des droits
de l’Homme de mai 1945. Parmi les
garanties les plus fondamentales, il
insiste, en particulier, dans la ligne de
Proudhon et Gurvitch, sur l’indispensable
séparation entre l’État et une
société dotée de créativité propre. La
seconde partie est consacrée à l’enquête
sur la diversité des cultures qui
aboutira à la déclaration de 1949 sur
ce thème. Enfin, la troisième remet en
mémoire des Entretiens de New-Delhi
de 1951 sur les rapports culturels entre
Orient et Occident.
Une très utile remise en perspective
du débat toujours vif autour de
l’universalité des droits de l’homme.
J. L. G
En France
Rencontres
Plusieurs rencontres ont eu lieu en 2012 : l’une à l’Abbaye d’Ardenne près de Caen à l’initiative
de l’Institut de la Mémoire Contemporaine et deux autres à Saint-Jacut de la Mer dans les
Côtes d’Armor.
– La première fut un colloque organisé dans le beau cadre de l’Abbaye d’Ardenne. L’Institut de la
mémoire contemporaine y a réuni les fonds de nombre d’auteurs, d’éditeurs ou d’associations
du xxe siècle dont les archives Mounier. Une belle collaboration est en cours, par l’intermédiaire
de François Bordes, avec cette institution qui réalise un travail de première importance.
Organisée par l’ISMEA, Institut des sciences mathématiques et économiques appliquées fondé par
François Perroux au lendemain de la guerre, cette rencontre avait pour objet les regards croisés
de Lebret, Lefebvre, Mounier, Perroux sur l’économie. J.-F. Petit et J. Le Goff y sont intervenus
sur le versant Mounier. Publication des actes chez Hermann en début d’année prochaine.
La qualité de la rencontre, l’intérêt suscité (80 participants) et l’intensité des échanges ont
convaincu les partenaires d’une réédition dans les années à venir.
– La deuxième, le 13 octobre 2012 à Saint Jacut de la Mer, a réuni 55 personnes dans une atmosphère
très conviviale.
Deux exposés ont ponctué la journée.
Le matin, celui de Myriam Revault d’Allones sur le thème de l’amitié. Il a souligné avec force
à quel point cette vertu à laquelle Aristote conférait déjà un statut central, y compris dans
l’espace politique, est institutive de la personne comme être de relation, de « communication
» comme disaient Mounier et Ricoeur selon qui il n’est « pas de soi sans un autre » sous
l’horizon de la « vie bonne ». L’intervenante a rappelé la définition lumineuse de l’éthique
de ce dernier : « la visée de la vie bonne, avec et pour autrui, dans des institutions justes ».
L’essentiel est dit du caractère fondateur du triptyque amitié – fraternité – justice.
L’après-midi, c’est notre ami Bernard Comte qui a rappelé dans un bel exposé intitulé « Des
amitiés de Mounier aux amis d’Esprit et à l’AAEM », à quel point toute son oeuvre à Esprit
fut fondée sur un réseau d’amitiés qu’il sut créer et entretenir par une disposition naturelle à
la pratique de l’accueil, de l’hospitalité intellectuelle dans une forme de sociabilité ouverte
qui sera la marque de la revue.
Nous avons eu le plaisir de rencontrer, lors de cette journée, quelques membres de La Vie Nouvelle
et du mouvement Poursuivre.
La troisième rencontre s’est également tenue à Saint Jacut le 10 novembre 2012, autour du thème
de l’engagement politique et prophétique chez Mounier. J.-F Petit et J. Le Goff ont développé
ce sujet devant quelques 60 personnes dont deux ou trois nous ont dit leur intention d’adhérer
à l’Association.
ÉCHOS DE LA VIE DE L’ASSOCIATION
(2012-2013)
166 Cahiers Mounier n°1
Séminaire
– Mis en place conjointement par l’AAEM et la faculté de philosophie de l’Institut Catholique de
Paris, dirigé par Jean-François Petit et Yves Roullière, ce séminaire de doctorat et post-doctorat
en philosophie a compté 34 inscrits. Plusieurs personnes invitées par l’association ont aussi
pu y participer. En moyenne, les séances ont regroupé de 15 à 20 étudiants.
Le séminaire avait pour thème « Mystique et politique ». Emmanuel Mounier s’est en effet attaché
à la dissociation de la mystique et de la politique. Héritier de la problématique péguyste
de la dégradation de la mystique en politique, Mounier avait plaidé pour une véritable « technique
des moyens spirituels », afin de donner au spirituel une certaine efficacité sans lui
enlever de sa pureté. Sa pensée contenant aussi un début de théorisation du politique en tant
que modalité éminente de l’agir humain a fait donc l’objet durant ce séminaire de recherche
de plusieurs approches et d’appropriations variées
Pour mémoire, voici la liste des interventions qui ont eu lieu du 29 janvier au 14 mai 2013 :
– Péguy, une tentative de réconciliation entre mystique et politique (Camille Riquier, Institut
Catholique de Paris)
– Un mystique de la politique : Jaurès ( Jean-Pierre Rioux, CNRS)
– La mystique au principe de la vie ( Jean-Louis Vieillard-Baron, université de Poitiers)
– Le rôle de la transcendance en politique (Bernard Bourdin, Le Saulchoir-Institut Catholique
de Paris-université de Metz)
– Expérience politique, expérience mystique ( Jean-François Petit, Institut Catholique de Paris)
– Approches philosophiques de la mystique (Philippe Capelle-Dumont, Faculté de théologie
catholique de Strasbourg)
– Lois laïcistes et crise moderniste : un hasard de l’histoire ? (Philippe Portier, École Pratique
des Hautes Études)
– Mounier, lecteur de Péguy (Yves Roullière, AAEM)
– Mounier, disciple de Bergson (Yala Kisukidi, université de Genève)
– Maritain et Péguy (Michel Fourcade, université Paul Valéry, Montpellier)
– La place du juste en politique ( Jean-Noël Dumont, Collège Supérieur de philosophie, Lyon)
– Mystique et politique : la hantise de l’entropie ( Jacques Le Goff, AAEM et université de Brest)
Les retombées directes et indirectes de ce séminaire sont considérables : celui-ci a d’ores et déjà
donné une visibilité universitaire à la recherche sur Mounier et le personnalisme en l’adossant
à un lieu reconnu académiquement. Il a permis de reprendre contact avec des chercheurs de
haut niveau et des associations proches de l’AAEM qui identifient mieux les objectifs actuels
de l’Association.
De leur côté, les doctorants ont manifesté eux aussi un intérêt constant tout au long du séminaire,
tant au plan méthodologique que sur le fond pour leurs propres travaux. Certains d’entre eux
commencent déjà à engager des recherches, notamment des thèses, indépendamment des
effets secondaires espérés, s’ils poursuivent un parcours dans le monde universitaire, en France
ou à l’étranger, puisque beaucoup d’entre eux sont d’origine africaine.
On peut espérer aussi que le fonds Mounier de Châtenay-Malabry, complété par des ouvrages
venus de l’IMEC, le tout déposé à la bibliothèque Fels de l’Institut Catholique de Paris retrouvera
des visiteurs et pourra à nouveau être enrichi des travaux et documents sur le personnalisme
produits dans le monde entier. Il reste néanmoins à constituer une équipe pour assurer
sa promotion et penser un événement inaugural.
Échos de la vie de l’association 167
Le séminaire s’est terminé par un voyage amical à Orléans sur les pas de Charles Péguy. Il portera
l’année prochaine sur le thème « Singularité, relation et identité personnelle », les séances
hebdomadaires ayant lieu du 5 février au 20 mai 2014.
Confrontations
- Guy Coq, Marc-Olivier Padis et Yves Roullière ont pris part, le 26 janvier 2013, à une journée
organisée par l’association des intellectuels chrétiens Confrontations sur le thème : « Être un
intellectuel chrétien aujourd’hui ».
Divers
– Atelier de la Vie Nouvelle : « Mieux connaître et mieux vivre le personnalisme ». Quatre
rencontres sur les fondamentaux du personnalisme et ses aspects pratiques ont été organisés
par la Vie Nouvelle à Paris pour ses différents groupes d’Île de France en 202-2013. une vingtaine
de personnes y ont participé.
– Rencontres régionales de Poursuivre. Deux rencontres, largement inspirées par la pédagogie
personnaliste, ont été tenues, l’une le 9 février à Metz sur le thème : « Faut-il avoir peur de
l’avenir ? », l’autre le 21 mars sur le thème : « Nouveaux regards sur le sens et la place de la
personne ».
– Le Mouvement rural de la jeunesse chrétienne pour ses orientations 2014 dans la perspective
de son Assemblée générale fait explicitement référence à la vision personnaliste de l’homme
de Mounier dans la première partie de son texte fondateur.
– « Teilhard et Mounier, la personne en question. Convergences et différences », par Gérard
Donnadieu le 1er février 2013 à la Maison du Protestantisme à Nîmes.
– « La petite peur du xxe siècle d’Emmanuel Mounier » par Jean-François Petit, le 11 avril 2013
à l’Institut Catholique de Paris.
À l’étranger
– Une rencontre a eu lieu, l’automne dernier, à Teramo à l’initiative de nos amis italiens en vue
de mieux cerner en quoi la réflexion de Mounier sur le christianisme et l’Église a préparé le
terrain du Concile de Vatican II. Guy Coq et Bernard Comte y ont apporté leur contribution.
– Un séminaire consacré à Paul Ricoeur et la question de la justice est organisé, avec la participation
de notre ami Alino Lorenzon, au Brésil, dans la première quinzaine de juin 2013.
– Soulignons aussi l’intense travail mené par nos amis espagnols tant à Madrid qu’à Barcelone.
Voici les coordonnées du site de ces derniers : [http://institut-emmanuel-mounier-catalunya.
webs.com].
Bibliothèque Mounier
La bibliothèque Mounier de Châtenay-Malabry a été entièrement reprise par l’Institut catholique
de Paris qui y porte le plus grand intérêt.
Une convention de don et non plus de simple dépôt vient d’être signée avec son directeur
Christophe Langlois qui vient d’accueillir les 300 à 500 ouvrages qui avaient été déposés à
l’IMEC (Abbaye d’Ardenne à Caen) où seront maintenus tous les manuscrits de Mounier.
168 Cahiers Mounier n°1
Édition
– La mise au point des Carnets de Mounier avance bien et l’on peut en espérer la publication chez
Fayard-Le Seuil courant 2014 ou 2015.
– À notre demande instante, Le Seuil a donné son accord pour la réédition de l’ouvrage de Jean-
Marie Domenach paru dans la collection disparue Microcosme. Nous nous en réjouissons,
car c’est incontestablement la meilleure introduction à sa réflexion.
– À noter aussi, la publication du catalogue de la belle exposition organisée en 2012 par l’IMEC
sur le thème « Les intellectuels et la guerre d’Algérie ». Les auteurs : Catherine Brun et
Olivier Penot-Lacassagne. Son titre exact : Engagements et déchirements. Les intellectuels et
la guerre d’Algérie (Gallimard/IMEC, 40 €). Il y est rappelé qu’Esprit fut la première revue
à tenter d’alerter l’opinion publique française par le cri d’alarme de Mounier en avril 1947 :
« Prévenons la guerre en Afrique du Nord. » On n’est donc pas surpris que la revue occupe
une belle part dans ce recueil.
Site de l’association
Le site internet de l’Association fait peau neuve. Pierre-Baptiste Cordier a proposé un cahier des
charges et le choix du prestataire au Bureau de l’Association. Ce site qui prendra la suite dans
quelques mois de l’ancien crée par Ivan Cédron, sera plus moderne et offrira plusieurs niveaux
de lecture selon le degré de connaissance sur Mounier. Il rendra compte également de notre
actualité. Comme le précédent, il sera également possible de payer sa cotisation en ligne.
Événements académiques
– Matinée de réflexion : « La personne et l’engagement selon Emmanuel Mounier », le 7 janvier à
l’Institution Sainte Marie d’Antony. Elle a réuni plus de 300 élèves de terminales.
– Soutenance de l’habilitation universitaire à diriger les recherches en philosophie sur le thème :
« Personne, histoire, engagement » de Jean-François Petit le 25 mars 2013 à l’Institut
Catholique de Paris.
– Un colloque : « Nicolas Berdiaev, la personne, la liberté, la créativité, l’avenir de la condition
humaine » a eu lieu les 12-14 avril 2013 à Castelnaudary (Aude)
ASSOCIATION DES AMIS D’EMMANUEL MOUNIER

Les amis d’Emmanuel Mounier
http://www.emmanuel-mounier.org
Mise en page : Cette adresse e-mail est protégée contre les robots spammeurs. Vous devez activer le JavaScript pour la visualiser.
Dépôt légal : 1er semestre 2014
ISSN : 0407-8330
Responsable de la publication : Jacques Le Goff.
Rédacteur en chef : Yves Roullière.
Comité d’orientation : Patrick Bizot-Espiard, Bernard Comte, Pierre-Baptiste
Cordier, Yves Le Gall, Daniel Lindenberg, Marc-Olivier Padis, Jean-François Petit,
Maria Villela-Petit.
Prix : 10 euros

 

 

 

 

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