Voici l’hommage que lui rend Jérôme Vignon dans La Croix.

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Tribune

Jacques-René Rabier, un sage pour l’Europe

Jérôme Vignon, Conseiller à l’Institut Jacques-Delors

Plus on est fermement attaché à l’Europe comme indissociable d’un avenir pour notre pays et celui de nos voisins, plus on se doit d’être lucide sur ses manques et sur ses imperfections. Comme tout engagement authentique, l’engagement européen comporte le risque d’un inachèvement : le chemin importe dans ce processus plus encore que le but. Cette sagesse constitue un témoignage essentiel laissé par Jacques-René Rabier, décédé à Bruxelles dans sa centième année, le 28 juin dernier, que Jacques Delors dans un hommage rendu le 4 juillet désigne par cet oxymore de « fonctionnaire-militant ».

Son étonnante carrière commence à Paris en tant que directeur de cabinet de Jean Monnet, alors commissaire au plan. Elle se poursuit à Luxembourg puis à Bruxelles au siège des exécutifs successifs de la Communauté européenne. Observer ce parcours, c’est observer l’aventure d’un pionnier. Pionnier, il le fut dans le contexte d’une forme de « planification à la française » conjuguant l’impulsion de l’État et la concertation des acteurs sociaux : aujourd’hui bien oubliée, elle va sans doute retrouver vie dans la conduite de la transition écologique, en France comme en Europe. Pionnier, il le fut encore lorsqu’il contribua à mettre en place et faire connaître les institutions si novatrices de la Communauté européenne du charbon et de l’acier (Ceca). Celles-ci, avec le triangle communautaire « Conseil, Commission et Parlement », constituent toujours l’épine dorsale de l’Union européenne. Pionnier, il l’était aussi lorsque au milieu des années 70, il mit en place l’Eurobaromètre, un outil d’écoute des opinions publiques. C’est aujourd’hui le seul instrument couvrant de manière homogène et régulière les 28 États membres de l’UE. Il nous donne une mesure de ce temps long qui se déroule en décennies, seul capable de décrire à la fois la fragilité des acquis attachés aux politiques particulières et l’irréversibilité du sentiment d’appartenance à une communauté de nations. Encore aujourd’hui, l’Eurobaromètre nous aide à comprendre les contrastes entre les Européens de l’Est et de l’Ouest, du Nord et du Sud, une compréhension indispensable pour mener à bien la tâche de l’unification dans la diversité, par exemple du point de vue des politiques migratoires. L’apport de l’Eurobaromètre sur le temps long de l’Europe ferait un beau sujet de colloque…

Cependant, aucune histoire humaine ne se réduit à des réalisations ou à des performances. La personnalité lucide, souriante, armée d’un solide sens de l’humour de Jacques-René Rabier ne se laisse enfermer dans aucun panégyrique. Ayant eu à le consulter au cours de cette période de la renaissance européenne engagée à partir de 1985 sous l’impulsion de Jacques Delors, j’en ressortais nanti d’une invitation à l’audace, certes, mais aussi à la modestie, celle d’un témoin qui a vu les rêves prendre parfois des détours inattendus.

Cette liberté d’esprit l’avait conduit à accorder une place prioritaire aux contextes sociaux et politiques où se jouait l’actualité de chaque pays, alors même que la Commission européenne, qu’il servait comme directeur de la communication, avait tendance à se concevoir comme le nombril de l’Europe, sinon du monde. Bien après avoir quitté le service actif, il nourrissait sa vie militante d’une attention aiguë à l’actualité européenne et mondiale, constituant des dossiers épais au gré de ses lectures quotidiennes. Jacques-René Rabier, homme de foi marqué par le Concile, donnait ainsi une forme concrète à la théologie des signes des temps. Selon cette vision, Dieu fait signe au travers de l’actualité et invite à discerner les attentes profondes du monde. Parmi ces signes, le rôle et la place des pauvres étaient à Jacques-René Rabier spécialement chers : depuis qu’il avait personnellement rencontré le père Joseph Wresinski, le fondateur d’ATD Quart Monde, ils étaient sa vraie boussole.